Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/277

Cette page a été validée par deux contributeurs.

et que les vainqueurs menaient leurs prisonniers sur ce rivage, où suivant l’horrible coutume cannibale, ils les tuaient et s’en repaissaient, ainsi qu’on le verra plus tard.

Quand je fus descendu de la colline, à la pointe Sud-Ouest de l’île, comme je le disais tout-à-l’heure, je fus profondément atterré. Il me serait impossible d’exprimer l’horreur qui s’empara de mon âme à l’aspect du rivage, jonché de crânes, de mains, de pieds et autres ossements. Je remarquai surtout une place où l’on avait fait du feu, et un banc creusé en rond dans la terre, comme l’arène d’un combat de coqs, où sans doute ces misérables Sauvages s’étaient placés pour leur atroce festin de chair humaine.

Je fus si stupéfié à cette vue qu’elle suspendit pour quelque temps l’idée de mes propres dangers : toutes mes appréhensions étaient étouffées sous les impressions que me donnaient un tel abyme d’infernale brutalité et l’horreur d’une telle dégradation de la nature humaine. J’avais bien souvent entendu parler de cela, mais jusque-là je n’avais jamais été si près de cet horrible spectacle. J’en détournai la face, mon cœur se souleva, et je serais tombé en faiblesse si la nature ne m’avait soulagé aussitôt par un violent vomissement. Revenu à moi-même, je ne pus rester plus long-temps en ce lieu ; je remontai en toute hâte sur la colline, et je me dirigeai vers ma demeure.

Quand je me fus un peu éloigné de cette partie de l’île, je m’arrêtai tout court comme anéanti. En recouvrant mes sens, dans toute l’affection de mon âme, je levai au Ciel mes yeux pleins de larmes, et je remerciai Dieu de ce qu’il m’avait fait naître dans une partie du monde étrangère à d’aussi abominables créatures, et de ce que dans ma condition, que j’avais estimée si misérable, il m’avait donné