Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/266

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Océan, retranché de l’humanité et condamné à ce que j’appelais une vie silencieuse ; moi qui étais un homme que le Ciel jugeait indigne d’être compté parmi les vivants et de figurer parmi le reste de ses créatures ; moi pour qui la vue d’un être de mon espèce aurait semblé un retour de la mort à la vie, et la plus grande bénédiction qu’après ma félicité éternelle le Ciel lui-même pût m’accorder ; moi, dis-je, je tremblais à la seule idée de voir un homme, et j’étais près de m’enfoncer sous terre à cette ombre, à cette apparence muette qu’un homme avait mis le pied dans l’île !

Voilà les vicissitudes de la vie humaine, voilà ce qui me donna de nombreux et de curieux sujets de méditation quand je fus un peu revenu de ma première stupeur. — Je considérai alors que c’était l’infiniment sage et bonne providence de Dieu qui m’avait condamné à cet état de vie ; qu’incapable de pénétrer les desseins de la sagesse divine à mon égard, je ne pouvais pas décliner la souveraineté d’un Être qui, comme mon Créateur, avait le droit incontestable et absolu de disposer de moi à son bon plaisir, et qui pareillement avait le pouvoir judiciaire de me condamner, moi, sa créature, qui l’avais offensé, au châtiment qu’il jugeait convenable ; et que je devais me résigner à supporter sa colère, puisque j’avais péché contre lui.

Puis je fis réflexion que Dieu, non-seulement équitable, mais tout puissant, pouvait me délivrer de même qu’il m’avait puni et affligé quand il l’avait jugé convenable, et que, s’il ne jugeait pas convenable de le faire, mon devoir était de me résigner entièrement et absolument à sa volonté. D’ailleurs, il était aussi de mon devoir d’espérer en lui, de l’implorer, et de me laisser aller tranquillement aux