Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/22

Cette page a été validée par deux contributeurs.

plus douloureusement que Socrate, Dès qu’il appercevait une injustice, une absurdité politique, une sottise populaire, il se fâchait, il marchait au combat. Son temps était un temps de factions, où tout le monde avait tort, où toutes les ambitions se heurtaient dans l’obscurité, toutes également coupables ; époque d’injustice. Une habitude de mensonge intéressé s’était répandue parmi le peuple. Et voilà, au milieu de ce tumulte, un grand homme, un niais, un homme de génie, un sot qui s’avise de se faire le martyr de la vérité méprisée et du bon sens foulé aux pieds, comme si la vérité était quelque chose pour touts les hommes qui l’entourent, comme s’ils s’embarrassaient d’avoir raison, pourvu que leurs ennemis soient pendus ou brûlés !

Il se trouvait, nous l’avons dit, dans le talent de de Foë un mélange singulier de simplicité et de profondeur. Lorsque nous lisons les logomachies de nos écrivains politiques, nous savons à merveille ce qu’il y a de sérieux la-dedans. Nous laissons à la crédulité bourgeoise de quelques rares abonnés la religion du Premier Paris. Nous nous gardons bien de prendre au sérieux et à la lettre ces injures, ces colères, ces théories, ces récriminations ; pourvu que les maîtres d’escrime soient adroits, nous voilà contents. Nous ne prenons guère ces duellistes pour rire, ces professeurs de politique belligérante pour gens animés d’un véritable courroux et d’une réelle conviction. Mais de Foë n’était pas ainsi : il avait une foi profonde ; son époque était religieuse, c’était sur des matières théologiques que les discussions roulaient. Il y allait du salut de son ame et du salut de sa patrie. Dès que l’on manquait à la vérité, dès que l’on manquait à la vertu, toute sa colère se soulevait. Il bravait le pilori, la prison, l’ire des rois, la vengeance des hommes de faction et la haine du peuple.

C’est ainsi qu’il a passé sa vie, assez malheureux pour avoir toujours raison, assez obstiné pour ne céder jamais, assez héroïque pour ne pas se rebuter d’un tel combat. Vous l’avez vu ne prétendre ni à la gloire ni à la fortune ; sacrifier son argent et sa position à son incurable manie ; publier la plupart de ses œuvres sous le voile de l’anonyme et à ses frais. Il appartenait à une secte persécutée ; il la défendait, elle le reniait. Il était personnellement attaché à Guillaume, et ne tira pas le moindre parti de la confiance que ce roi avait en lui. Généreux envers ses enfants, il mourut dans un grenier, obscur, privé de tout et seul, comme s’il n’eut pas eu de famille. Enfin, l’un des premiers romanciers de l’Angleterre, il donna tant de soin et imprima un tel caractère de vérité à ses fictions que personne ne voulut croire qu’elles fussent l’œuvre de son cerveau ; et comme sa vertu l’avait privé de bonheur, son talent le priva de gloire.

Voilà le comble de l’étrangeté. Robinson, notre livre bien-aimé, a eu tant de succès qu’il a fait oublier son auteur.

Ô bizarrerie d’une gloire sans gloire, d’un homme de génie qui se sacrifie à sa création et qui s’absorbe dans son œuvre ! Cette fiction devenue réalité efface au lieu de conserver le nom de Daniel de Foë. À peine mort, on l’oublie ; On ne se souvient que de Robinson et de Vendredi. Vous n’avez aucune gratitude pour leur père ; ce sont eux que vous aimez, eux seuls. Eux seuls existent, de Foë n’a rien à prétendre : cela est convenu.

Dans toute l’histoire des littératures, ce miracle n’est arrivé qu’une fois. De Foë est moins célèbre que Rochester, que le marquis de Saint-Aulaire, qui fait cinq petits vers, et que Boyer, qui a fait un dictionnaire ; on ne sait pas même s’il s’appelait Foë, de Foë, de Fooë ou de Foy. Il n’y a plus de de Foë ; Robinson vit à sa place ; l’auteur a voulu créer ; il a prétendu faire de la vérité et sa création est restée si forte qu’elle l’a englouti. Je le répète, c’est merveilleux.

Et quelle vie ! que de douleurs ! que de services à l’humanité ! et quelle récompense !

Daniel de Foë a précédé dans la carrière des réformes tout ce que le dix-huitième siècle a de plus brillant parmi ses réformateurs. — Daniel de Foë a éclairé touts les points de l’économie politique, de la police intérieure, de la théorie gouvernementale, des théories religieuses, de l’histoire et de l’esthétique. — De Foë a devancé Richardson dans la peinture détaillée des mœurs : il a marché de pair avec Locke pour la clarté des disquisitions, ouvert la route à Steele et Addison pour la forme dramatique donnée aux journaux ; fondé la première Revue,