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sait, au fur et à mesure que la chose m’apparaissait plus impraticable.

Cela m’amena enfin à penser s’il ne serait pas possible de me construire, seul et sans outils, avec le tronc d’un grand arbre, une pirogue toute semblable à celles que font les naturels de ces climats. Je reconnus que c’était non-seulement faisable, mais aisé. Ce projet me souriait infiniment, avec l’idée surtout que j’avais en main plus de ressources pour l’exécuter qu’aucun Nègre ou Indien ; mais je ne considérais nullement les inconvénients particuliers qui me plaçaient au-dessous d’eux ; par exemple le manque d’aide pour mettre ma pirogue à la mer quand elle serait achevée, obstacle beaucoup plus difficile à surmonter pour moi que toutes les conséquences du manque d’outils ne pouvaient l’être pour les Indiens. Effectivement, que devait me servir d’avoir choisi un gros arbre dans les bois, d’avoir pu à grande peine le jeter bas, si après l’avoir façonné avec mes outils, si après lui avoir donné la forme extérieure d’un canot, l’avoir brûlé ou taillé en dedans pour le creuser, pour en faire une embarcation ; si après tout cela, dis-je, il me fallait l’abandonner dans l’endroit même où je l’aurais trouvé, incapable de le mettre à la mer.

Il est croyable que si j’eusse fait la moindre réflexion sur ma situation tandis que je construisais ma pirogue, j’aurais immédiatement songé la lancer à l’eau ; mais j’étais si préoccupé de mon voyage, que je ne considérai pas une seule fois comment je la transporterais ; et vraiment elle était de nature à ce qu’il fût pour moi plus facile de lui faire franchir en mer quarante-cinq milles, que du lieu où elle était quarante-cinq brasses pour la mettre à flot.