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disson catholique ; les Allemands et les Français l’ont accepté sans l’altérer. Les Arabes l’ont placé sur le même niveau que leurs plus merveilleux contes ; et sous le titre de Dour-el-Bakoul (la Perle de l’Océan), Crusoé est devenu le rival de Sinbad et la joie du désert.

Parmi les romans nombreux que publia de Foë dans sa vieillesse, on ne connaît guère en Europe, et même en Angleterre ! que Robinson Crusoé : c’est encore là une des injustices de cette étrange destinée. Qui a lu l’Histoire de Moll Flanders, les Mémoires du Capotaine Carleton, la Vie de Roxanne, l’Histoire d’un cavalier, Le Colonel Jacques, et Le Colonel Singleton, ouvrages qui, pour la puissance dramatique, l’intense réalité des tableaux et la vigueur de l’intérêt, égalent au moins Robinson ? C’est la courtisane, c’est le pirate, c’est l’escroc de Londres, c’est le gentilhomme royaliste, c’est l’aventurière de 1710, touts dépeints avec autant de fidélité, de vérité, de conscience, que Robinson et Vendredi. Pas un de ces ouvrages qui ne soit digne d’attention, pas un qui ne soit empreint de génie. Il y a dans la Vie du Colonel Jacques des traits que Rousseau aurait nommés sublimes. L’analyse métaphysique du progrès fait par le colonel dans les voies du vol et du crime est d’autant plus admirable que tout y est simple, que l’on comprend admirablement cette pente qui l’entraîne, qu’on s’y associe malgré soi.

Le caractère des romans de Daniel de Foë, c’est de n’être pas romanesques. On l’a vu tromper les politiques de son temps et se déguiser tour à tour en Puritain et en Jacobite. Il impose à son lecteur la même mystification non-seulement dans les fictions que nous venons de citer et que l’étendue de cet essai ne nous permet pas d’étudier et d’examiner comme elles le méritent, mais dans l’Histoire de la Peste de Londres, en 1665, livre que la plupart des critiques et un médecin, le docteur Mead, ont regardé comme un document authentique. De Foë avait quatre ans lorsque la peste dépeupla Londres ; ce ne sont donc pas ses propres sensations qu’il peut reproduire : c’est un drame qu’il crée. Il met en scène un sellier de Whitechapel, qui fait le tableau de la ville pestiférée ; des rues que le gazon envahit ; des catacombes où s’entassent des cadavres : des crieurs publics répétant dans la solitude « Apportez vos morts ! » des fanatiques et des criminels qui mêlent leurs orgies, leurs extravagances et leurs fureurs à ce drame terrible. Et tout cela est si vrai, si naïf, si bien appuyé de chiffres et de calculs de mortalité, si précis enfin que le lecteur ne se doute Jamais que ce soit une fiction.

Arrêtons-nous ici, bien que notre tâche soit imparfaitement remplie. Un triste spectacle nous reste à découvrir le lit de mort de de Foë.

Entrez dans cette misérable chaumière, espèce d’auberge sur la grande route, un des plus affreux asiles du comté de Kent, vous y trouverez de Foë à l’agonie. De Foë, mis au pilori, ruine, long-temps prisonnier à Newgate, reçoit le dernier coup de la main de son fils. Nous nous contenterons de citer la lettre déchirante qu’il écrivit alors à M. Baker, son gendre.


« Mon cher monsieur Baker, votre douce lettre, pleine de pensées bienveillantes, m’a causé la plus vive satisfaction ; car je vous crois sincère et sans détour, ce qui est rare dans le temps où nous sommes. Votre lettre du 1er ne m’est parvenue que le 10 ; il m’est impossible de soupçonner la cause de ce retard, et je le regrette d’autant plus que mon ame, accablée sous le poids d’une affliction trop pesante pour ma force, avait besoin de ce cordial. Je suis, dans ma vieillesse, privé de tout plaisir, abandonné de touts mes amis et de touts mes parents.

» Pourquoi vous a-t-on, comme vous me le dites, refusé ma porte ? Certes, ce n’était pas mon intention. Au contraire, c’est la seule espérance qui me reste, et je ne désire que vous voir, ainsi que ma chère Sophie (sa fille), si cependant elle n’est pas trop douloureusement affectée de voir son père in tenebris et courbé sous le poids de chagrins insupportables. Hélas ! je suis réduit à me plaindre ce que je n’ai jamais fait de ma vie, au milieu de toutes les afflictions. Qu’un méprisable et perfide ennemi m’eût jeté en prison, cela se conçoit et je ne m’en étonnerais pas ; ma fille sait bien que j’ai soutenu de plus grandes calamités sans que mon ame se soit brisée ; c’est l’injustice l’ingratitude, l’inhumanité de mon pro-