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grands calmes d’esprit, cette pensée fondait sur moi comme un orage et me faisait tordre mes mains et pleurer comme un enfant. Quelquefois elle me surprenait au fort de mon travail, je m’asseyais aussitôt, je soupirais, et durant une heure ou deux, les yeux fichés en terre, je restais là. Mon mal n’en devenait que plus cuisant. Si j’avais pu débonder en larmes, éclater en paroles, il se serait dissipé, et la douleur épuisée, se serait elle-même abattue.

Mais alors je commençais à me repaître de nouvelles pensées. Je lisais chaque jour la parole de Dieu, et j’en appliquais toutes les consolations à mon état présent. Un matin que j’étais fort triste, j’ouvris la Bible à ce passage : — « Jamais, jamais, je ne te délaisserai ; je ne t’abandonnerai jamais ! » — Immédiatement il me sembla que ces mots s’adressaient à moi ; pourquoi autrement m’auraient-ils été envoyés juste au moment où je me désolais sur ma situation, comme un être abandonné de Dieu et des hommes ? — « Eh bien ! me dis-je, si Dieu ne me délaisse point, que m’importe que tout le monde me délaisse ! puisque, au contraire, si j’avais le monde entier, et que je perdisse la faveur et les bénédictions de Dieu, rien ne pourrait contrebalancer cette perte. »

Dès ce moment-là, j’arrêtai en mon esprit qu’il m’était possible d’être plus heureux dans cette condition solitaire que je ne l’eusse jamais été dans le monde en toute autre position. Entraîné dans cette pensée, j’allais remercier le Seigneur de m’avoir relégué en ce lieu.

Mais à cette pensée quelque chose, je ne sais ce que ce fut, me frappa l’esprit et m’arrêta. — « Comment peux-tu être assez hypocrite, m’écriais-je, pour te prétendre reconnaissant d’une condition dont tu t’efforces de te sa-