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vers la pensée religieuse quand elle se trouve en face de la nature, c’est-à-dire en face de Dieu. Quel sermon fut jamais aussi admirablement moral que Robinson Crusoé ! Quel livre, en dramatisant les angoisses de la solitude, a mieux fait ressortir les nécessités de l’état social, a mieux prouvé la beauté et la grandeur de ces arts mécaniques que l’on méprise, et qui sont le plus éclatant témoignage du génie humain ! Beau et simple roman, plein de bienveillance et de véritable philanthropie, exempt à la fois d’invraisemblance, de puérilité, d’affectation sentimentale. On y voit les facultés de l’homme se développer naturellement dans une situation désespérée, sous les inspirations du bon sens ; et ce qui ajoute au mérite immortel de l’œuvre, ce qui la complette, c’est son caractères d’inimitable vérité.

Jamais roman ne fut moins roman.

Tout paraît vrai : incidents, conversations, personnages : rien n’est fardé, rien ne joue faux ; c’est une illusion, un trompe-l’œil parfait. Où est la vanité de l’auteur ? Qu’est devenu le romancier ? Il nous force à la croyance aveugle, il nous enchaîne à la foi implicite, Un Livre de Lock n’est pas plus minutieux ; l’inventaire est exact ; rien n’y manque. Vous avez toutes les dates, toutes les redites ; si un homme du peuple, dans son ignorance ou son embarras, s’est servi trois fois du même mot ; s’il a exprimé la même pensée de trois manières, de Foë répète ces trois manières et ces trois mots ; il faut bien que vous y croyiez ; vous ne pouvez échapper à l’évidence qui vous presse. La phraséologie de Robinson est précisément celle d’un homme de la campagne qui ne ferait pas de fautes de grammaire.

Aussi cet ouvrage, que Jean-Jacques a loué avec tant d’enthousiasme, a-t-il été lu avec délices dans les écuries, sur le pont des navires, dans les cuisines, dans les granges du fermier, sous la meule de foin embaumée, dans les plantations de l’Amérique, dans les déserts de Botany-Bay. Un des colons qui ont défriché les bords de l’Ohio rend compte, de la manière la plus intéressante, du courage qu’il puisait dans le livre de de Foë. « Souvent, dit-il, après avoir été vingt mois sans appercevoir figure humaine ; n’ayant pour pain que de mauvaise orge bouillie, harcelé par les Indiens et par les animaux des bois ; forcé de lutter pied à pied contre une nature sauvage, je rentrais, épuisé, et, à la lueur de ma bougie de jonc trempée dans de la graisse de castor, je parcourais ce divin volume ; ce fut, avec ma Bible, ma consolation et mon soutien. Je sentais que tout ce qu’avait fait Crusoé, je pouvais le faire ; la simplicité de son récit portait la conviction dans ma pensée et le courage dans mon âme. Je m’endormais paisible, ayant à côté de moi mon chien, que j’avais appelé Vendredi ; et le lendemain dès quatre heures, après avoir serré ce volume, plus précieux que l’or, je reprenais ma cognée je me remettais à l’ouvrage, et je bénissais Dieu d’avoir donné à un homme tant de puissance sur ses semblables, tant de force consolatrice ! »

Quel auteur peut se parer d’une telle couronne ? et que sont touts les succès d’académie et de théâtre auprès de ce merveilleux succès ? L’impression que le colon décrit si bien, nous l’avons touts ressentie dans notre enfance.

Lorsque de Foë eut publie ce Robinson qui lui valut dix louis, ses ennemis se réveillèrent. Les uns prétendirent que c’était le journal de Selkirk acheté par notre auteur, les autres que l’ouvrage était une fiction indigne de toute croyance. Les débris de cette rage licencieuse qui avait fleuri en Angleterre sous le règne de Charles II, les imitateurs des anciens Cavaliers, crièrent au puritanisme et au pédantisme ; quelques-uns d’entre eux accusèrent Robinson Crusoé de don-quichottisme. De Foë, qui toute sa vie avait été le second tome du chevalier de la Manche, accepta cette accusation et s’en réjouit. « Qu’ils apprennent, dit-il dans Ses Réflexions sérieuses, que cette critique est pour moi le plus grand des panégyriques ! » Si les écrivains de profession s’élevaient contre l’auteur de Crusoé, le peuple vengeait bien l’auteur de l’ouvrage. « Il n’y a pas, dit Gildon, une pauvre femme qui ne mette de côté quelques pennys dans l’espérance d’acheter au bout du mois l’admirable Robinson Crusoé  ! » Remarquez que ce Gildon était un satirique acharné, un homme qui vivait de ses attaques contre tous les talents, et non un admirateur de de Foë. Les Espagnols ont fait un Ra-