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MOLL FLANDERS

— Mon chéri, dis-je, tu ne me reconnais pas ?

Il devint pâle et demeura sans voix comme un frappé par la foudre, et, incapable de vaincre sa surprise, ne dit autre chose que ces mots : « Laissez-moi m’asseoir » ; puis, s’asseyant près de la table, la tête appuyée sur sa main, fixa le sol des yeux comme stupéfié. Je pleurais si violemment d’autre part que ce fut un bon moment avant que je pusse parler de nouveau ; mais après avoir laissé libre cours à ma passion, je répétai les mêmes paroles :

— Mon chéri, tu ne me reconnais pas ?

Sur quoi il répondit : « Si », et ne dit plus rien pendant longtemps.

Après avoir continué dans la même surprise il releva les yeux vers moi, et dit :

— Comment peux-tu être aussi cruelle ?

Je ne compris vraiment pas ce qu’il voulait dire, et je répondis :

— Comment peux-tu m’appeler cruelle ?

— De venir me trouver, dit-il, en un lieu tel que celui-ci ? N’est-ce point pour m’insulter ? Je ne t’ai pas volée, du moins sur la grand’route.

Je vis bien par là qu’il ne savait rien des misérables circonstances où j’étais, et qu’il pensait qu’ayant appris qu’il se trouvait là, je fusse venue lui reprocher de m’avoir abandonnée. Mais j’avais trop à lui dire pour me vexer, et je lui expliquai en peu de mots que j’étais bien loin de venir pour l’insulter, mais qu’au fort j’étais venue pour que nous nous consolions mutuellement et qu’il verrait bien aisément que je n’avais point d’intention semblable quand je lui aurais dit que ma condition était pire que la sienne, et en bien des façons. Il eut l’air un peu inquiété