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usage d’un si bon dessein) ; mais pour tracer la juste peinture d’un homme asservi à la rage de son vicieux appétit ; pour montrer comment il efface l’image de Dieu dans son âme, détrône sa raison ; fait abdiquer à la conscience son domaine, et exalte les sens sur le trône vide ; comment il dépouille l’homme et exalte la brute en lui.

Oh ! si nous pouvions entendre de quels reproches ce grand personnage se chargea plus tard, lorsqu’il fut fatigué de cette créature admirée et qu’il devint dégoûté de son vice ! Combien le détail en serait profitable au lecteur de ce récit. Mais s’il avait lui-même connu la sale histoire de mes agissements sur le théâtre de la vie depuis le peu de temps que j’étais au monde, combien ses reproches contre lui-même n’eussent-ils pas été plus sincères. Mais je reviendrai sur ce sujet.

Je vécus dans cette sorte de retraite joyeuse presque trois années, espace de temps pendant lequel, à coup sûr, jamais amour de ce genre ne fut porté si haut. Le prince ne connaissait pas de bornes à sa munificence. Il ne pouvait me donner, soit pour mes vêtements, soit pour mon service, soit pour mes mets ou mes vins, rien de plus que ce qu’il m’avait donné dès le commencement. Après cela, il fit ses présents en pièces d’or, présents très fréquents et considérables, souvent de cent pistoles, jamais de moins de cinquante à la fois : et je dois me rendre cette justice, que j’avais plutôt l’air d’être peu disposée à recevoir, que de solliciter et d’abuser. Non pas que je n’eusse une nature avide. Ce n’était pas non plus que je ne visse bien que c’était l’époque de la moisson, pendant laquelle il fallait faire ma récolte, et qu’elle ne durerait pas longtemps. Mais c’était que réellement sa générosité anticipait toujours mon attente et même mes désirs. Il me donnait l’argent si rapidement, qu’il le répandait sur moi bien plutôt qu’il ne me laissait l’occasion d’en demander ; de sorte qu’avant que j’eusse pu dépenser cinquante pistoles, j’en avais toujours cent pour les remplacer.

Après avoir été ainsi dans ses bras un an et demi, ou environ, je me trouvai enceinte. Je ne m’en embarrassai pas auprès de lui, avant d’être assurée que je ne me trompais pas. Alors, un matin, de bonne heure, étant au lit ensemble, je lui dis :