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marier avec lui, comme d’ailleurs avec tout autre ; je formais dans ma tête mille idées folles : que j’étais encore suffisamment gaie, jeune et belle pour plaire à un homme de qualité, et que je tenterais la fortune à Londres, quoi qu’il advînt.

Ainsi aveuglée par ma propre vanité, je rejetai la seule occasion que j’eusse alors d’asseoir solidement ma fortune et de l’assurer dans ce monde. Aussi, suis-je un avertissement à tous ceux qui liront mon histoire, un monument durable de l’insanité et du trouble où nous précipitent l’orgueil et les infatuations de l’enfer, combien mal nos passions nous guident, et combien nous agissons dangereusement lorsque nous suivons les inspirations d’un esprit ambitieux.

J’étais riche, belle, agréable, et pas encore vieille. J’avais appris quelque chose de l’influence que j’avais sur le caprice des hommes, même du rang le plus haut. Je n’avais jamais oublié que le prince de *** avait dit avec ravissement que j’étais la plus belle femme de France ; je savais que je pouvais faire figure à Londres, et de combien d’agréments je pouvais relever cette figure. Je n’étais pas en peine de la manière de me conduire, et ayant déjà été adorée par des princes, je ne songeais à rien de moins qu’à être la maîtresse du roi lui-même. Mais je reviens à ma situation au moment précis où nous sommes arrivés.

Je ne pris d’abord que lentement le dessus de l’absence de mon honnête marchand. C’était avec un regret infini que je l’avais laissé partir, et lorsque j’eus lu la lettre qu’il m’écrivait, je fus tout à fait confondue. Dès qu’il fut hors de la portée de mes appels et perdu sans retour, j’aurais donné la moitié de ce que je possédais au monde pour le faire revenir. Ma notion des choses changea en un instant, et je m’appelai mille fois folle de me lancer dans une vie de scandale et de hasard, puisque, après le naufrage de ma vertu, de mon honneur et de mes principes, après avoir vogué au milieu des plus grands risques sur les mers orageuses du crime et d’une légèreté abominable, un port sûr m’était présenté et je n’avais pas le cœur d’y jeter l’ancre.

Ses prédictions me terrifiaient ; ses promesses de service si je venais à tomber dans le malheur me faisaient fondre en larmes ; mais elles m’effrayaient aussi par l’appréhension que je pouvais