Page:Defoe - Lady Roxana.djvu/103

Cette page a été validée par deux contributeurs.

propre à rien, comme de la seule chose qui pût me faire du mal au monde. J’avais à l’éviter comme nous éviterions un spectre, ou même le diable, s’il se trouvait en personne sur notre chemin. Il m’en coûtait en moyenne cent cinquante fr. par mois, — encore était-ce à très bon marché, — pour avoir cet être constamment tenu à l’œil : c’est-à-dire que mon espion s’était engagé à ne jamais le perdre de vue pendant une heure sans être capable de rendre bon compte de lui ; ce qui lui était grandement facilité par sa manière de vivre. En effet, on était sûr que, pendant des semaines entières, il passerait dix heures de la journée à demi endormi sur un banc, à la porte de la taverne du lieu où il avait ses quartiers, ou ivre à l’intérieur. Bien que la triste vie qu’il menait me poussât parfois à le prendre en pitié et à me demander comment un gentleman, tel qu’il était jadis, avait pu dégénérer jusqu’à être la chose inutile qu’il se montrait maintenant, cela me donnait en même temps des idées de suprême mépris à son endroit, et me faisait souvent dire que c’était un avertissement à toutes les dames d’Europe du danger d’épouser des sots : un homme de sens tombe dans le monde ; mais il se relève, et une femme a quelques chances avec lui. Un sot, au contraire : une fois la chute, c’en est fait pour toujours ; une fois dans le fossé, dans le fossé il meurt ; une fois pauvre, il est sûr de crever de faim.

Mais il est temps d’en finir avec lui. Jadis, je n’avais rien à espérer que de le revoir ; maintenant, toute ma félicité était de ne le revoir jamais, si possible, et surtout de l’empêcher de me voir, chose contre laquelle, comme je l’ai dit, je pris d’efficaces précautions.

J’étais de retour à Paris. Mon petit enfant d’honneur, my little son of honour, comme je l’appelais, fut laissé à ***, où était mon ancienne maison de campagne, et je revins à Paris à la prière du prince. Il m’y fit visite aussitôt mon arrivée, et me dit qu’il venait me souhaiter la bienvenue à mon retour et me témoigner sa reconnaissance pour lui avoir donné un fils. Je pensais bien qu’il allait me faire un présent, et il le fit, en effet, le lendemain ; mais, cette fois, il se contenta, dans ses discours, de plaisanter avec moi. Il m’octroya sa compagnie toute