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CONSIDÉRATIONS

dans les temps de disette, et il en conservoit de la reconnaissance. D’ailleurs ne voulant pas, comme il l’auroit dû en sa qualité de commandant, courir au secours des prisonniers, garder ma voiture lui servoit de prétexte. Il voulut s’en vanter auprès de moi, mais je ne pus m’empêcher de lui rappeler ce qu’il devoit faire dans un pareil moment. Dès que Manuel me revit, il s’écria avec beaucoup d’émotion : Ah ! que je suis bien aise d’avoir mis hier vos deux amis en liberté ! En effet, il souffroit amèrement des assassinats qui venoient de se commettre, mais il n’avoit déjà plus le pouvoir de s’y opposer. L’abîme s’entr’ouvroit derrière les pas de chaque homme qui acquéroit de l’autorité ; et, dès qu’il reculoit, il y tomboit.

Manuel, à la nuit, me ramena chez moi dans ma voiture ; il auroit craint de se dépopulariser en me conduisant de jour. Les réverbères n’étoient point allumés dans les rues, mais on rencontroit beaucoup d’hommes avec des flambeaux dont la lueur causoit plus d’effroi que l’obscurité même. Souvent on arrêtoit Manuel pour lui demander qui il étoit ; mais, quand il répondoit, le procureur de la commune,