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SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

même, et ce n’est pas sous les ruines de la patrie que son oppresseur eût été accablé.

Le général Mallet étoit un ami de la liberté, il attaquoit Bonaparte sur ce terrain. Or Bonaparte savoit qu’il n’en existoit pas de plus dangereux pour lui ; aussi ne parloit-il, en revenant à Paris, que de l’idéologie. Il avoit pris en horreur ce mot très-innocent, parce qu’il signifie la théorie de la pensée. Toutefois il étoit singulier de ne redouter que ce qu’il appeloit les idéologues, quand l’Europe entière s’armoit contre lui. Ce seroit beau si, en conséquence de cette crainte, il eût recherché par-dessus tout l’estime des philosophes ; mais il détestoit tout individu capable d’une opinion indépendante. Sous le rapport même de la politique, il a trop cru qu’on ne gouvernoit les hommes que par leur intérêt ; cette vieille maxime, quelque commune qu’elle soit, est souvent fausse. La plupart des hommes que Bonaparte a comblés de places et d’argent ont déserté sa cause ; et ses soldats, attachés à lui par ses victoires, ne l’ont point abandonné. Il se moquoit de l’enthousiasme, et cependant c’est l’enthousiasme, ou du moins le fanatisme militaire qui l’a soutenu. La frénésie des combats qui, dans ses excès mêmes, a de la grandeur, a seule fait la force de Bonaparte.