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CONSIDÉRATIONS

qu’on trouve à un homme tout-puissant ; il nous en coûte davantage, à nous autres particuliers, pour gagner notre vie de célébrité. Néanmoins on n’est pas quinze ans le maître de l’Europe, sans avoir une vue perçante sur les hommes et sur les choses. Mais il y avoit dans la tête de Bonaparte une incohérence, trait distinctif de tous ceux qui ne classent pas leurs pensées sous la loi du devoir. La puissance du commandement avoit été donnée par la nature à Bonaparte ; mais c’étoit plutôt parce que les hommes n’agissoient point sur lui que parce qu’il agissoit sur eux, qu’il parvenoit à en être le maître ; les qualités qu’il n’avoit pas lui servoient autant que les talens qu’il possédoit, et il ne se faisoit obéir qu’en avilissant ceux qu’il soumettoit. Ses succès sont étonnans, ses revers plus étonnans encore ; ce qu’il a fait avec l’énergie de la nation est admirable ; l’état d’engourdissement dans lequel il l’a laissée peut à peine se concevoir. La multitude d’hommes d’esprit qu’il a employés est extraordinaire ; mais les caractères qu’il a dégradés nuisent plus à la liberté que toutes les facultés de l’intelligence ne pourroient y servir. C’est à lui surtout que peut s’appliquer la belle image du despotisme dans l’Esprit des lois : il a coupé