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CONSIDÉRATIONS

altère les sentimens, les contrariétés fatiguent ; l’on vient à penser que les disgrâces de ses amis sont causées par leurs propres fautes. Les sages de la famille se rassemblent, pour dire qu’il ne faut pas trop communiquer avec madame ou monsieur un tel ; leurs excellens sentimens, assure-t-on, ne sauroient se mettre en doute ; mais leur imagination est si vive ! En vérité, l’on proclameroit volontiers tous ces pauvres proscrits de grands poètes, à condition que leur imprudence ne permît pas de les voir ni de leur écrire. Ainsi l’amitié, l’amour même, se glacent dans tous les cœurs ; les qualités intimes tombent avec les vertus publiques ; on ne s’aime plus entre soi, après avoir cessé d’aimer la patrie ; et l’on apprend seulement à se servir d’un langage hypocrite, qui contient le blâme doucereux des personnes en défaveur, l’apologie adroite des gens puissans, et la doctrine cachée de l’égoïsme.

Bonaparte avoit plus que tout autre le secret de faire naître ce froid isolement qui ne lui présentoit les hommes qu’un à un, et jamais réunis. Il ne vouloit pas qu’un seul individu de son temps existât par lui-même, qu’on se mariât, qu’on eut de la fortune, qu’on choisît un séjour, qu’on exerçât un talent, qu’une résolu-