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DE L’IGNORANCE, etc.

dant des circonstances, la plupart des hommes croient que ces mots, tout le monde pense ou fait ainsi, doivent tenir à chacun lieu de raison et de conscience.

Dans la classe oisive de la société il est presque impossible d’avoir de l’âme sans que l’esprit soit cultivé. Jadis il suffisoit de la nature pour instruire l’homme et développer son imagination ; mais depuis que la pensée, cette ombre effacée du sentiment, a changé tout en abstractions, il faut beaucoup savoir pour bien sentir. Ce n’est plus entre les élans de l’âme livrée à elle-même ou les études philosophiques qu’il faut choisir, mais c’est entre le murmure importun d’une société commune et frivole, et le langage que les beaux génies ont tenu de siècle en siècle jusqu’à nos jours.

Comment pourroit-on, sans la connoissance des langues, sans l’habitude de la lecture, communiquer avec ces hommes qui ne sont plus, et que nous sentons si bien nos amis, nos concitoyens, nos alliés ? Il faut être médiocre de cœur pour se refuser à de si nobles plaisirs. Ceux-là seulement qui remplissent leur vie de bonnes œuvres peuvent se passer de toute étude : l’ignorance dans les hommes oisifs prouve autant la sécheresse de l’âme que la légèreté de l’esprit.