Page:De Merejkowsky - Le Roman de Léonard de Vinci, 1907.djvu/82

Cette page n’a pas encore été corrigée

« Et dès que Judas l’eut mangé, Satan entra en lui. »

Giovanni contempla le tableau.

Les visages des apôtres étaient empreints d’une vie si intense qu’il lui semblait entendre leurs voix, voir le fond de leurs âmes troublées par la chose la plus horrible et incompréhensible qui fût : la conception du mal par lequel le Dieu devait mourir. Giovanni fut particulièrement frappé par les attitudes de Judas, de Jean et de Pierre. La tête de Judas n’était pas encore peinte ; on ne voyait que le corps rejeté en arrière, serrant dans ses doigts convulsés la bourse où était l’argent ; d’un geste involontaire il avait renversé la salière, et le sel s’était répandu.

Pierre, en un accès de colère, s’était levé vivement : il tenait un couteau dans sa main droite, la gauche posée sur l’épaule de Jean, et demandait au disciple préféré de Jésus : « Qui est le traître ? » Et sa vieille tête argentée, éblouissante de fureur, rayonnait de cette jalousie passionnée qui le faisait s’écrier jadis, en devinant les souffrances inévitables et la mort du Maître : « Seigneur, pourquoi ne puis-je te suivre ? Je donnerais mon âme pour toi. » Plus près du Christ se tenait Jean ; ses cheveux bouclés, fins comme de la soie, ses mains humblement croisées, son visage ovale, tout respirait en lui la pureté et la tranquillité célestes. Seul parmi les disciples, il ne souffrait plus, ne s’effrayait plus, ne se fâchait plus. En lui s’était incarnée la parole du Maître : « Que tout soit un, comme toi, Père, en moi, et moi en toi. »