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sordide un lambeau de chair crue, et le dévorer en silence. Je reviens aux autres.

Quand ces imaginations ainsi encadrées et serrées les unes contre les autres dans une sorte de loyauté réciproque imposant la haine du patron, sentent s’allumer au milieu de ces sentiments de fâcheuse nature une étincelle d’intelligence et un besoin de coordonner et d’ajuster ce qu’ils se disent les uns aux autres et qui ressemble à des idées, alors, ils croient se former une opinion. Ils remontent aisément d’un bond toute la chaîne des expériences sociales et des nécessités qu’elles traînent après elles. Ils se figurent une sorte de paradis terrestre d’où la peine, le besoin, la misère et tous les tristes démons persécuteurs de la vie humaine peuvent être bannis. Parce qu’ils souffrent, ont souffert et souffriront et ne connaissent guère que des gens se trouvant en butte à des maux de même espèce, ils ne voient autour d’eux que des martyrs, s’acceptent eux et leurs pareils pour des victimes innocentes et abusées et dans ceux qu’ils ne connaissent pas, ne leur ressemblant pas, ils sont logiquement portés à ne considérer que des oppresseurs et concluent qu’ils sont tels. Les peines, les misères, les difficultés, les chagrins de ces autres-là, ils n’en ont pas le moindre soupçon. Ils ne voient sous des apparences qui ne leur apprennent rien que des heureux et ces heureux ne sont tels que parce qu’eux ils souffrent. Jacob a volé à Ésaü son droit d’aînesse et Ésaü c’est eux ; première erreur mais à laquelle ils tiennent fortement et, dans tous les cas, ils refusent de se rendre le moindre compte de la vie difficile que doit traverser Jacob pour avoir à la fin plus de troupeaux que le brutal et inintelligent Ésaü.