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VOYAGE DE LA BELGICA.

et le halèrent jusqu’au lieu d’immersion. L’état-major, puis l’équipage, vêtu de ses meilleurs effets, suivaient.

Au bord du trou ouvert dans la glace, le convoi s’arrêta et, tandis que tous nous nous découvrions, inclinant nos têtes sous le vent glacé, j’adressai quelques mots d’adieu à l’ami dont nous allions nous séparer pour toujours…


À partir du moment où Danco nous fut enlevé, notre existence se fit plus morne. Il semblait que la mort, qui venait de nous visiter, eût laissé partout des traces de son passage, jetant à bord comme une pernicieuse semence.

Notre vitalité diminua en quelque sorte : tous, nous nous sentîmes atteints d’une langueur morbide ; chez tous aussi, le docteur constata la décoloration des muqueuses, l’accélération du pouls devenu irrégulier et capricieux. Il nous arrivait d’avoir jusqu’à 130, voire 140 pulsations, après le moindre effort physique, après une simple promenade d’une demi-heure à peine. Plusieurs d’entre nous souffraient de vertiges. Tout travail intellectuel un peu prolongé, nous était devenu impossible et notre sommeil était interrompu par de longues insomnies, lorsqu’il n’était pas agité de cauchemars.

Ainsi, tout ce qui eût pu nous réconforter nous manquait à la fois : les distractions et le repos.

Bientôt, notre teint devint d’un jaune verdâtre ; nos organes sécréteurs fonctionnaient avec peine, et d’inquiétants symptômes d’affections cardiaques et cérébrales commencèrent à se manifester.

L’un des marins fut atteint d’accès d’hystérie qui le privèrent pendant quelques jours de l’ouïe et de la parole. Le retour du soleil le sauva seul de la folie.

Pour un autre, un Norvégien, les conséquences de l’hiver antarctique devaient être plus graves encore. Ce matelot, très intelligent, s’intéressait beaucoup aux travaux du laboratoire et y était fréquemment employé comme aide pour le dépeçage et l’empaillage sommaire de certains animaux. Un jour, sans aucun motif, il déclara qu’on lui faisait faire une besogne indigne de lui ; le malheureux était atteint de la manie des grandeurs ; sa folie, qui resta toujours douce, prit cependant un caractère plus inquiétant lorsqu’il déclara que ses camarades en voulaient à sa vie et qu’il n’était plus en sécurité au milieu d’eux.

L’obscurité prolongée, qui avait des effets déplorables sur notre circulation, l’isolement, le froid et, plus encore que le froid, l’humi-

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