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VOYAGE DE LA BELGICA.

rière, prend l’aspect d’un vaisseau fantôme. Le spectacle est d’une beauté grandiose et funèbre ; l’astre mort semble n’éclairer qu’un monde mort lui-même ; et, pourtant, si spectrale qu’elle soit, sa lumière repose nos yeux fatigués des ténèbres et de la brume.

Mais, à ces nuits merveilleuses, il manque le silence ; ce silence fait de mille bruits subtils, indicibles, qui sont comme le souffle régulier et doux de la terre endormie, prête à se réveiller à la prochaine aurore, rajeunie, triomphante, débordante de vie.

Ici tout clame et bruit : c’est un grondement sourd et continu, qui monte angoissant de l’immense banquise mouvante où la glace convulsée lutte constamment, broyée, pressée par le vent et la houle ; bruit menu, crissement de l’étau qui se resserre autour de notre frêle coque ; chocs des floes qui se rencontrent ; détonations lointaines des glaces qui s’écroulent.


Les phoques, les oiseaux s’en sont allés plus au Nord. Le pétrel des neiges a été le dernier à nous quitter. Toute manifestation de la vie a disparu de la surface de la banquise. Pourtant, sous l’épaisse couche de glace, elle triomphe encore, en secret, de tous les obstacles qui semblent s’opposer à son épanouissement. Entre deux eaux nagent des animaux microscopiques et rudimentaires. Ils se nourrissaient de diatomées, pendant l’été ; maintenant, faute de mieux, ils en sont réduits à se manger les uns les autres, car nulle part la lutte pour l’existence ne se fait plus implacable et plus féroce que dans ce monde des infiniment petits. Leurs débris morts tombent des couches supérieures de l’Océan, pour aller nourrir, dans l’abîme, d’autres êtres mystérieux et obscurs…

… Mais tous ces animaux dont la science nous a révélé l’existence, nous ne les voyons pas et ils ne contribuent en aucune façon à animer notre morne prison…


Chaque fois que le temps le permet, généralement pendant les heures du crépuscule, au milieu du jour, nous sortons pour nous promener.

Nous sommes chaudement vêtus d’un jersey en laine d’Islande que recouvre l’anorak en toile à voile, vêtement sans boutons, muni d’un capuchon, dont la coupe est empruntée aux Esquimaux, et qui se passe par-dessus les épaules. Sous le capuchon, nous portons, d’abord, un passe-montagne en tricot de soie, puis le bonnet en cuir, à oreillères, des chasseurs de phoques norvégiens. Lorsqu’il vente, nous enfilons le pantalon de toile à voile que la bise ne pénètre pas. Nous sommes chaussés de mocassins lapons,

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