Page:De Gerlache - Le premier hivernage dans les glaces antarctiques, 1902.djvu/21

Cette page a été validée par deux contributeurs.
21
DU NORD AU SUD.

n’étions plus que 4 ou 5 matelots, les autres ayant déserté ou ayant été licenciés à leur demande. Tous les jours nous conduisions le capitaine à terre dans une des embarcations du bord. Or, un jour, au lieu de nous renvoyer immédiatement en nous désignant l’heure à laquelle il désirait que nous vinssions le chercher, le capitaine ordonna aux autres hommes de l’attendre et me demanda de l’accompagner au marché. Ne m’attendant pas à cette promenade sur « le plancher des vaches », j’étais nu-pieds, n’ayant d’ailleurs pour tout vêtement qu’une Chemise de flanelle et un pantalon de toile, car il faisait très chaud. Et c’est dans ce simple appareil que j’allai pour la première fois au marché de Montevideo et que j’en revins, tenant dans chaque main une dinde vivante qui se débattait.

Aujourd’hui aussi j’ai acheté des dindes, mais ce n’est plus moi qui les porterai à bord. Dix années ont passé sur ma tête et, de matelot, je suis devenu capitaine. En suis-je plus heureux ? Autrefois, c’était une vie rude, toute pliée sous une obéissance passive ; mais j’avais vingt ans, j’étais insouciant, confiant dans l’avenir. L’avenir rêvé déjà alors, c’est le présent d’aujourd’hui. Mais quelle réalité atteignit jamais au doux éclat des rêves ! Je ne relève plus que de moi-même et pourtant il me faut obéir encore, obéir aux obligations, aux responsabilités de tous genres qui pèsent sur moi… C’était plus facile autrefois…

Pendant notre séjour à Montevideo, je reçois de M. Van Bruyssel, notre ministre à Buenos-Aires, une invitation pressante à aller passer quelques jours dans la capitale argentine, où nos nationaux, très nombreux, désirent nous recevoir et nous fêter. Mais je dois refuser faute de temps.

Je me proposais de quitter Montevideo le 13 de grand matin, quand un incident fâcheux nous causa un retard de vingt-quatre heures : je fus obligé de congédier le cuisinier pour manquement grave à la discipline et je trouvai difficilement à le remplacer en m’adressant à un « marchand d’hommes ».

Un grand journal local publia ce jour-là un long article sur l’Expédition. En terminant, il relata de la façon suivante le débarquement du coq : « Nous apprenons que le cuisinier renonce à l’honneur d’accompagner M. de Gerlache. Nous ne savons si celui-ci est parvenu à le remplacer, mais il y aurait lieu de faire une annonce ainsi conçue : Cuisinier. — On demande un cuisinier pour le Pôle Sud ; on n’est pas exigeant sur les aptitudes culinaires ; mais il faudra cependant qu’il sache accommoder le phoque ; au surplus il ne devra pas être frileux… »