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MÉMOIRES.

le père de Bérey, en s’adressant au frère Ambroise, qui les aura fait bouillir d’avance pour t’exempter de la besogne.

Le pauvre cuisinier protesta en vain de son innocence. Le plus pressé pour le supérieur était de faire soigner ses moines qui étouffaient dans leurs robes ; on fit venir le frater, qui purgeait le couvent, et je ne sais combien il nous fallut avaler de demiards de médecines royales avant de recouvrer la santé. Depuis ce temps-là, la vue des œufs nous donne des nausées.

Je me permettrai une petite digression sur la médecine royale, très en vogue pendant mon enfance ; car je crois que le cœur des fils de Saint-François devait plutôt leur soulever au souvenir de cet exécrable médicament, auquel on donnait le nom pompeux de médecine royale, qu’au souvenir des œufs durs qu’ils avaient mangés. C’était une décoction, autant que je me souviens, de julep, rhubarbe, manne, séné, sel de glauber, dont il fallait avaler un demiard chaud et d’un seul coup. Je n’en ai pris qu’une seule fois, et tout le corps me frisonne encore à ce souvenir après un laps de soixante ans et plus : il est pourtant vrai de dire que je ne la gardai pas longtemps sur l’estomac, car étouffant à la dernière gorgée, je renvoyai toute la médecine royale au visage du vieux frater, qui, assis près de mon lit, m’encourageait en disant d’un ton mielleux et en grassouillant : Prenez, prenez, mon jeune monsieur, c’est très-bénin, très-fortifiant, ne perdez pas une seule goutte de ce précieux breuvage, que j’ai préparé avec le plus grand soin.