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Le directeur se pinça les lèvres et dit : — Que ceux qui veulent entrer dans cette maison me suivent.

Une douzaine seulement des plus petits écoliers entrèrent dans le réduit funèbre. Monsieur Bedard découvrit le visage du trépassé et nous dit :

— Contemplez la mort, et faites de sérieuses réflexions, car un jour, qui n’est peut-être pas éloigné, le même sort vous attend.

Il m’est difficile de me rendre compte aujourd’hui de ce que j’éprouvais au premier aspect de la mort. Vingt ans plus tard j’aurais peut-être, comme Hamlet palpant dans un cimetière la tête d’Yorick, cherché à démêler sur ce visage terreux, dans ce grand nez aquilin, dans ce long menton comprimé par une bande de toile blanche pour tenir fermée l’immense bouche du défunt, j’aurais peut-être, dis-je, cherché à démêler sur ce visage rigide un seul des traits du vieux joueur de marionnettes qui accusât son ancien métier. Si la bouche n’eût été comprimée, je me serais peut-être écrié, avec le jeune prince Danois : « Après avoir fait rire les autres pendant un demi-siècle, ris maintenant de ton affreuse grimace. »

— Eh bien ! me dit le directeur : songes-tu, Gaspé, que demain tu seras peut-être, toi si turbulent, aussi inanimé que ce vieillard !

— Je ne serai toujours pas si laid, répliquai-je par forme de consolation.

— Allons ; viens-t’en, tête folle ! fit M. Bedard.

Le directeur avait dit demain, et il s’est écoulé près de soixante-dix années depuis cette scène ! Oh oui ! c’était pourtant demain : le digne homme ne s’est pas