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L’un d’eux, Pierre Jean, était une espèce de bête brute aussi repoussante au physique qu’au moral. C’était un homme grand, mal bâti, noir comme un sauvage dont il descendait par sa mère, et d’une force prodigieuse dont il faisait sans cesse parade. Son langage me porterait à croire qu’il était d’origine acadienne.[1] Il est inutile de parler de ses qualités morales, il n’en possédait aucune.

Chatigny au contraire était un beau jeune homme blond, d’une taille au-dessus de la moyenne ; et dont les traits respiraient la douceur. Toujours poli, obligeant, il ne s’agissait que de le connaître pour l’aimer, tandis que Pierre Jean se faisait détester de tout le monde ; et ce n’était pas à tort comme la suite de ce récit le prouvera, car il fallait qu’il eût l’âme bien noire pour passer, tout-à-coup et sans provocation, de l’amitié qu’il avait pour Chatigny à une haine implacable.

J’ai déjà dit que Pierre Jean était très fier de sa force ; un jour donc qu’il en donnait des preuves à l’issue des vêpres, un dimanche, il cria en riant à Chatigny, dans son patois acadien, et en élevant une pierre au-dessus de sa tête :

  1. Les anciens acadiens, réfugiés au Canada, que j’ai connus pendant mon enfance, conservèrent leur patois jusqu’à leur mort, mais leurs enfants en perdirent par degré l’habitude au contact du langage plus pur des habitants du Canada ; j’ai néanmoins connu, il y a à peine vingt ans, deux vieillards d’origine acadienne nés au Canada, qui, lorsqu’ils étaient excités, lâchaient quelques paroles dans le patois qu’ils avaient appris de leurs pères, telles que celles-ci : pourquoi m’insultions ? Un d’eux disait un jour à son fils qui avait vendu une valise : pourquoi vendions sans ma permission ? étions de valeur de donner son butin pour rien. Un ancien au lieu de dire à une femme : vous êtes belle, disait étions belle.