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que je souhaitais autant que lui le triomphe de la cause de nos alliés.

— Qui ose en douter ? fit l’imperturbable colonel, que le diable emporte ! Il est très naturel que monsieur, (il prononça le mot monsieur à l’anglaise, ce qui est considéré un sarcasme très spirituel), que monsieur étant Français d’origine, mais sujet anglais, se réjouisse de la défaite de ses anciens compatriotes ! — J’enrageais ; tous les regards étaient fixés sur moi, lorsque le gouverneur ayant, je suppose, pitié de mon supplice, donna le signal de se lever de table.

Mon père marcha ensuite à grands pas dans le salon ; et, pourpre de colère, s’écria : Que Dieu me pardonne ! je rirais de bon cœur si Bonaparte leur donnait une bonne raclée !

Mais, voyant que je souriais, il ajouta : quant à toi, démocrate ! tu en serais, je suppose, très content.

— Pour cette fois seulement, mon cher père, répliquai-je, afin de vous venger de cet insolent colonel.

Ma mère se leva d’un air de mystère, ferma les deux portes du salon, en disant : chut ! chut ! si quelqu’un nous entend, je serai obligée de brûler mon fameux mémoire à Sa Majesté George III.

Comme cette espièglerie ne rendit pas mon père de meilleure humeur, ma mère fit apporter un petit réveillon, et lui dit que puisqu’il refusait de souper, il devrait au moins prendre un verre de vin.

— Non, fit-il, crainte que tu dises ensuite que c’est pour faire passer la pilule qui m’est restée dans la gorge. Et là-dessus il nous souhaita le bonsoir.

La bombe d’Austerlitz avait fait explosion et les