Page:De Gaspé - Mémoires. 1866.djvu/203

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sauvé pour le quart d’heure : c’était une éternité à l’âge de dix-neuf ans.

— Eh bien ! dit ma mère, avez-vous eu un bon dîner, et surtout bien gai, malgré l’absence des dames ?

Mon père marmotta une réponse quelconque, et continua sa promenade en silence. Ma mère me fit un signe en souriant : ce qui voulait dire la bombe va bien vite éclater ; nous n’aurons pas longtemps à attendre pour savoir quel désagrément il a eu.

— Croirais-tu, Catherine, fit mon père en s’arrêtant tout à coup, que j’ai passé ce soir pour un sujet déloyal ? ce que Messieurs les Anglais appellent un bad subject.

— J’en suis d’autant plus fâché, fit ma mère en riant, que j’ai déjà préparé un mémoire adressé à notre bon roi George III, dans lequel je l’informe que s’il connaissait ta loyauté à toute épreuve, il t’accorderait une pension considérable. Mais mon père n’était pas d’humeur à plaisanter, et il continua :

— Oui ; j’ai passé pour un sujet déloyal ! j’ai plus de loyauté dans l’âme, continua-t-il en s’animant, que les deux tiers de ces messieurs qui sont si richement rentés pour en avoir ; quoique je ne reçoive pas un sol du gouvernement !

— Voyons ; mon cher, fit ma mère, en riant, conte-nous tes tribulations, afin que nous puissions compatir à tes peines.

— Tu sais, dit-il, ou tu ne sais pas probablement, car les femmes s’occupent plus de chiffons que de politique, que les armées françaises, autrichiennes et russes sont maintenant en présence, et que l’on