Page:De Gaspé - Mémoires. 1866.djvu/142

Cette page a été validée par deux contributeurs.
143
MÉMOIRES.

pattes chez lui. Lorsque je le rencontrais ensuite dans les rues, je lui criais, me tenant à une distance respectueuse : Allons à Sillery voir le der esel donner wetter ! et il me montrait le poing en grinçant des dents.

Le lecteur croira, sans peine, que vivant dans une maison où j’étais si gâté, je devins bien vite maître absolu de toutes mes actions, et que je ne fis pas faute d’en profiter. Il me fallut d’abord payer le tribut de ma propre inexpérience.

Je commençai par faire connaissance avec tous les petits polissons du quartier, et notamment avec le sieur Joseph Bezeau, autrement dit Coq Bezeau, parce qu’il était, je suppose, le chef des gamins. Il me présenta ensuite à tous ses amis de la ville et des faubourgs, comme un sujet des plus belles espérances. Je doute que beau Brummell fut plus fier de son élève le Prince de Galles, que le dit Coq Bezeau l’était du sien. Mais comme le chevalier anglais se permettait de temps à autres quelques insolences contre son royal pupille, mon précepteur, lui, se permettait de me tyranniser, si bien qu’un jour, à bout de patience, je lui fis appel, suivant une expression très en usage parmi les gamins.

— Tu ne me frapperas pas dans les yeux ! dit Bezeau en se redressant sur les argots, comme le volatile dont il portait le nom.

Je pris la chose à la lettre croyant dans mon inexpérience qu’il était convenu entre les enfants de ne point frapper au visage, crainte que les parents, voyant leurs yeux pochés, ne les châtiassent. J’ignorais alors que « tu ne frapperas pas dans les yeux » était l’injure la plus sanglante qu’un gamin pût lancer à la face