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MÉMOIRES.

à l’œuvre. Le vieux moine avait la barbe dure comme une brosse à plancher, et par malheur je la pris à rebours poil ; il faisait les grimaces d’un démon qu’on saucerait dans l’eau bénite, et finit par s’écrier d’une voix dolente :

— On voit bien, mon frère, que vous me rasez pour l’amour du bon Dieu !

— Point du tout, mon révérend, lui répliquai-je : je vous assure que je fais de mon mieux, mais je crois que vous êtes naturellement tendre à votre peau.

— Tendre à ma peau ! Bon Saint François ! s’écria le moine : fait prisonnier, il y a trente ans, par une bande d’Iroquois, j’ai reçu la bastonnade, suivant leur louable coutume, dans trois de leurs villages par où nous passâmes, et je ne poussai pas la moindre plainte.

— Vous étiez jeune alors, lui dis-je, et endurci à la misère ; je crains bien que la vie molle du couvent ne vous ait rendu douillet !

— Peut-être, fit le pauvre récollet, avec la plus grande douceur ; mais ne vous serait-il pas possible de faire tout le contraire de ce que vous avez fait jusqu’ici, de me raser, par exemple, la barbe du côté qu’elle offre le moins de résistance et de prendre le fil du rasoir au lieu de vous en servir comme d’une varlope ?

Ce fut un éclat de lumière pour moi. Je changeai de tactique ; et sauf un ou deux accrocs, le visage du moine, après l’opération, avait l’aspect d’une belle pomme d’api. Bref, après avoir rasé gratis tous les fils de Saint-François, un samedi, leur jour de barbe,