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NOTES DU CHAPITRE NEUVIÈME.

l’église, à l’issue des offices, les prémisses des produits de leurs terres, pour remercier Dieu de leur réussite.

(b) Cette aventure n’est arrivée que cinquante ans après ; et voici sous quelles circonstances elle me fut racontée par trois chasseurs qui faillirent être la victime de leur imprévoyance. C’était vers l’année 1817, que, passant un mois à Saint-Jean-Port-Joli, M. Charron, négociant, et deux notables de l’endroit, du nom de Fournier, oncles du représentant actuel du comté de L’Islet, m’invitèrent, ainsi que notre responsable et aimable curé, Messire Boissonnault, à une partie de chasse sur la batture aux Loups-Marins.

Nous étions à la grande mer d’août, époque de l’ouverture de la chasse au petit gibier sur cette batture. Lorsque nous l’abordâmes, elle était littéralement couverte de pluviers, de corbijeaux et d’alouettes. Quelle aubaine pour un chasseur citadin ! L’enthousiasme me domine, je saisis mon fusil, je saute à terre et laisse mes compagnons s’éreinter à monter la chaloupe sur le sable.

J’avais déjà tiré sept ou huit coups de fusil au grand amusement de mes compagnons de chasse, qui n’étaient qu’à moitié de leur besogne, lorsque M. Charron, qui était très farceur, me cria en riant : — bravo, mon Seigneur ! encore un coup ! tâchez de laisser le père et la mère pour empêcher la race de s’éteindre ! On vous le passe pour cette fois ici ; mais gare à votre prochaine visite à la batture.

Je ne compris que la première partie de l’apostrophe ironique, et je continuai mon massacre de petit gibier.

Chacun se dispersa ensuite sur la grève, et la nuit seule nous réunit à la cabane où nous préparâmes aussitôt l’apola, ou étuvée d’alouettes avec pommes de terre, mie de pain et michigouen : plat obligé des chasseurs qui fréquentent la batture à cette saison, nonobstant les amples provisions dont ils sont munis. Le michigouen, qui a conservé son nom indigène, est une espèce de persil d’un arôme bien supérieur à celui de nos jardins : il donne surtout un fumet exquis au saumon frais.

En attendant la cuisson de notre apola, je demandai à M. Charron ce que signifiaient les dernières paroles qu’il m’avait adressées et que je n’avais pas comprises. Il commença alors en présence des deux messieurs Fournier, ses compagnons d’infortune, à me faire le récit que j’ai mis dans la bouche de mon oncle Raoul. Quoique M. Charron fût le plus jeune et d’une force athlétique, il aurait certainement succombé le premier sans le secours qu’ils reçurent des gens de l’Île-aux-Coudres. Mais laissons-le parler lui-même :

— J’étais si épuisé que j’étais presque toujours assoupi ; et pendant cette espèce de sommeil, je ne faisais qu’un seul et unique rêve : j’étais à une table couverte des mets les plus appétissants et je mangeais avec une voracité de loup, sans pouvoir me rassasier. Eh bien ! n’allez pas croire qu’une fois réveillé, j’eusse seulement l’idée de désirer ces mets : oh non !