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LES ANCIENS CANADIENS.

voulu servir de leste vivant, Métivier,[1] après avoir voué les peureux à tous les diables, jette quelques grosses pierres au fond du canot ; et, comme l’acrobate Blondin, il sait bien conserver l’équilibre, malgré les oscillations de la calèche, qu’il franchit, sans plus de danger que lui, sinon le Niagara, du moins la rivière du Sud.

Et le cheval maintenant ! Ah ! le cheval ! c’est une autre affaire. Il regarde tout, d’un air inquiet, il renâcle fréquemment, tandis qu’on le tient poliment par la bride, seule partie qui lui reste de son harnois. Comme il ne se soucie guère de se mettre à l’eau, un combat toujours opiniâtre s’engage alors, entre la bête et les gens, qui, à grands renforts de coups de fouet, veulent l’obliger à traverser seul la rivière ; mais, comme il se trouve le plus maltraité, il finit par succomber dans la lutte, se jette à la nage, se promettant bien, sans doute, de prendre sa revanche à l’autre rive où on le guette. Aussi a-t-il bien soin de ne jamais prendre terre où ses ennemis l’attendent.

Oh ! comme je riais de bon cœur, lorsque je voyais le noble animal, libre de toute entrave, franchir les clôtures, courir dans les champs et dans les prairies pendant que ses ennemis suaient à grosses gouttes pour le rattraper.

J’ai dit plus haut que j’étais ami du progrès : je me rétracte. La civilisation a tué la poésie : il n’y en a plus pour le voyageur ! belle prouesse, en effet ! exploit bien glorieux que de passer sur un pont solide comme un roc, et assis confortablement dans une bonne voiture ! Aussi dois-je garder de la rancune à M. Riverin qui, le premier, vers l’année 1800, a privé le voyageur du plaisir de passer la rivière des Mères avec ses anciens agréments. J’ai, de même, beaucoup de peine à pardonner à M. Fréchette qui, en l’année 1813, a construit le superbe pont sur la Rivière-du-Sud dont s’enorgueillit le village de Montmagny. Je crois encore en vouloir davantage au seigneur de la Rivière-Ouelle, d’avoir construit un pont magnifique sur la rivière du même nom. Il y avait tant d’agrément à hâler, en chantant, le câble de l’ancien bac, après avoir failli verser de voiture en y embarquant. On a proclamé bien haut que ces messieurs avaient été les bienfaiteurs de leur pays ! bienfaiteurs ? oui ; mais poètes ? non.

(k) Mon bon ami feu Messire Boissonnault, curé de Saint-Jean-Port-Joli, me raconta qu’il avait connu, lorsqu’il desservait la paroisse de Sorel, un des deux frères que leur père et leurs oncles avaient ainsi délivrés de leur captivité entre les mains d’une troupe d’Iroquois. Chaque fois que cet homme racontait cette aventure, il ne manquait jamais d’ajouter :

  1. Que la terre, qui recouvre le brave et honnête Métivier, lui soit légère ! que ses mânes me pardonnent d’avoir évoqué son souvenir ! Si le voyageur ingrat l’a oublié, je me plais, moi, à le faire revivre dans cette note : il a fait rétrograder de soixante et quelques années l’ombre qui marque les heures sur le cadran de ma vie. Ce n’a été, il est vrai, que pendant un instant ! mais quel instant précieux pour le vieillard que celui qui lui rappelle quelques bonnes jouissances de sa jeunesse.