étrangères. Un régiment de troupes allemandes était stationné à Saint-Thomas ; monsieur Couillard fit la connaissance des officiers, et au bout de trois mois il parlait l’allemand aussi bien qu’eux. Mais grand fut son désespoir, après le départ de ses nouveaux amis, de n’avoir personne pour converser dans une langue qu’il affectionnait.
Il apprend, le jour même du souper dont j’ai parlé plus haut, qu’un docteur allemand, arrivé la veille, avait élu domicile dans le village de Saint-Thomas. Quelle bonne fortune pour lui ! Il se rappelle les moments agréables qu’il avait passés peu d’années auparavant dans la société du docteur Oliva ; marié à sa cousine germaine, médecin aussi distingué dans sa profession que par ses vastes connaissances littéraires : sans doute que tous les docteurs allemands doivent se ressembler, à peu de chose près. Il se rend aussitôt chez l’étranger, qui lui fait l’accueil le plus aimable. Ils conversent tous deux en allemand pendant deux heures, à se disloquer la mâchoire ; et monsieur Couillard finit par l’inviter à souper pour le soir même.
On allait se mettre à table, lorsque le nouveau docteur arriva half seas over, c’est-à-dire à moitié ivre. Le malheureux n’avait, je crois, appris de la langue française qu’un vocabulaire de tous les jurons, en usage chez la canaille canadienne, qu’il débitait avec une verve impitoyable. Le pauvre prêtre, assis entre ma mère et la dame de la maison qui présidait à sa table, s’écriait à chaque instant :
— « Dites donc un peu ! (cette locution lui était habituelle) ! dites donc un peu, mesdames, que le bon Dieu est offensé par un homme comme celui-là ! »
Tout le monde était consterné ; madame Couillard lançait des œillades peu bienveillantes à son érudit époux : ces œillades voulaient dire sans doute : – où as-tu pêché cet animal-là ? Monsieur Couillard faisait l’impossible pour détourner la conversation entièrement au profit de la langue allemande, mais si les oreilles du saint curé se reposaient tant soit peu, le diable n’y perdrait rien, car le docteur devait jurer encore davantage, en se servant de sa langue vernaculaire ; autant qu’on en pouvait juger par les grimaces que faisait son interlocuteur, qui était très pieux.
Le seigneur Couillard finit enfin par où il aurait dû commencer : il dit quelques mots à l’oreille d’un des servants, et quelques minutes après, on entendit une voiture s’arrêter devant la porte du manoir. Un garçon de ferme entra d’un air effaré, en disant qu’on était venu chercher le docteur pour une femme qui se mourait. Les adieux de l’Esculape furent des plus touchants ; il était complètement ivre, et secoua, les larmes aux yeux, pendant au moins cinq minutes, la main de son généreux amphitryon, sans pouvoir s’en détacher.
Le saint homme de prêtre, très soulagé après le départ de ce malencontreux convive, s’écria :
— « Dites donc un peu, mes amis, que le bon Dieu a été offensé par cet