Page:De Gaspé - Les anciens canadiens, 1863.djvu/168

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
170
LES ANCIENS CANADIENS.

jambes, suivi de son compagnon. Malgré mes recherches, je n’en ai eu depuis ni vent ni nouvelle. Notre respectable curé se chargea de vendre les marchandises, dont le produit, avec l’intérêt, a été distribué dernièrement aux sauvages de sa tribu.

Le bon gentilhomme soupira, se recueillit un instant et reprit la suite de sa narration :

— Je vais maintenant, mon cher Jules, te faire le récit de la période la plus heureuse et la plus malheureuse de ma vie : cinq ans de bonheur ! cinquante ans de souffrances ! « Ô mon Dieu ! une journée, une seule journée de ces joies de ma jeunesse, qui me fasse oublier tout ce que j’ai souffert ! Une journée de cette joie délirante qui semble aussi aiguë que la douleur physique ! Oh ! une heure, une seule heure de ces bons et vivifiants éclats de rire, qui dilatent le cœur à le briser, et qui, comme une coupe rafraîchissante du Léthé, effacent de la mémoire tout souvenir douloureux ! Que mon cœur était léger, lorsque entouré de mes amis, je présidais la table du festin ! Un de ces heureux jours, ô mon Dieu ! où je croyais à l’amitié sincère, où j’avais foi en la reconnaissance, où j’ignorais l’ingratitude !

Lorsque j’eus complété mes études, toutes les carrières me furent ouvertes ; je n’avais qu’à choisir : celle des armes s’offrait naturellement à un homme de ma naissance ; mais il me répugnait de répandre le sang de mes semblables. J’obtins une place de haute confiance dans les bureaux. Avec mes dispositions, c’était courir à ma perte. J’étais riche par moi-même ; mon père m’avait laissé une brillante fortune, les émoluments de ma place étaient considérables, je maniais à rouleaux l’or, que je méprisais.