Page:De Gaspé - Les anciens canadiens, 1863.djvu/163

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
165
LE BON GENTILHOMME.

probable qu’à ton retour j’aurais depuis longtemps payé cette dernière dette que le débiteur le plus récalcitrant doit à la nature ! Tu te trompes, mon cher fils ; un homme comme moi ne meurt pas. Mais, tiens, nous avons maintenant fini de souper ; laissons la table du festin, et allons nous asseoir sub tegmine fagi, c’est-à-dire, au pied de ce superbe noyer, dont les branches touffues se mirent dans les eaux limpides de cette charmante rivière.

Le temps était magnifique : quelques rayons de la lune, alors dans son plein, se jouaient dans l’onde, à leurs pieds. Et le murmure de l’eau faisait seul diversion au calme de cette belle nuit canadienne. Monsieur d’Egmont garda le silence pendant quelques minutes, la tête penchée sur son sein ; et Jules, respectant sa rêverie, se mit à tracer sur le sable, avec son doigt, quelques lignes géométriques.

— J’ai beaucoup désiré, mon cher Jules, dit le bon gentilhomme, de m’entretenir avec toi avant ton départ pour l’Europe, avant ton entrée dans la vie des hommes. Je sais bien que l’expérience d’autrui est peu profitable, et qu’il faut que chacun paie le tribut de sa propre inexpérience ; n’importe, j’aurai toujours la consolation de t’ouvrir mon cœur, ce cœur qui devrait être desséché depuis longtemps, mais qui bat toujours avec autant de force que lorsque, viveur infatigable, je conduisais les bandes joyeuses de mes amis, il y a déjà plus d’un demi siècle. Tu me regardais tantôt, mon fils, avec étonnement, lorsque je te disais qu’un homme comme moi ne meurt pas : tu pensais que c’était une métaphore ; j’étais pourtant bien sincère dans le moment. J’ai imploré la mort tant de fois à deux genoux, que j’ai