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FRANTZ.

Et nous reprendrons des forces pour continuer notre route…

GRITTLY.

À table !

FRANTZ.

À table ! (Ils étalent leurs provisions sur le banc.)

GRITTLY.

Où que nous sommes, à présent ?

FRANTZ.

Dans le Wurtemberg… Tiens, on voit d’ici les premières liaisons d’une petite ville…

GRITTLY.

Et combien que la bonne femme t’a dit que nous avions encore de chemin pour arriver à Strasbourg ?

FRANTZ.

Il paraît qu’autrefois c’était trente lieues… maintenant, c’est cent vingt kilomètres.

GRITTLY.

Cette idée, d’allonger comme ça les routes…

FRANTZ.

Dame ! puisque tout augmente !… faut bien que les chemins augmentent aussi… Te redonnerai-je du fromage ? (Il lui en coupe.)

GRITTLY.

Merci.

FRANTZ.

Depuis quarante jours que nous avons quitté nos montagnes du Tyrol, nous-en avons pas mal mangé de ces kilomètres… et de ce fromage !… Te recouperai-je du pain ? (Il lui en lui en coupe.)

GRITTLY.

Merci.

FRANTZ, s’en coupant un gros morceau.

Merci… merci… t’as déjà plus faim ?

GRITTLY.

Dame ! plus nous approchons de Strasbourg et plus j’ai le cœur gros, en pensant à ma pauvre sœur Madeleine.

FRANTZ.

Ah ! ben… ne vas-tu pas te faire du chagrin d’avance ?… Elle n’est peut-être pas tant dans la peine que tu crois…

GRITTLY.

Comment, que je crois… Et sa lettre donc, Frantz… c’tte lettre qui m’a fait quitter le pays… pour aller lui porter des consolations… (Elle tire une lettre de sa poche.)

FRANTZ.

C’est vrai que je ne peux pas l’entendre sans pleurer, cette satanée lettre… sans compter que voilà notre mariage remis à Dieu sait quand…

GRITTLY, lisant.

« Ma bonne chère mère, et toi, ma sœur Grittly, priez le bon Dieu et la bonne sainte Vierge pour moi, car j’ai un malheur, un bien grand malheur à vous apprendre… »

FRANTZ, qui allait manger une énorme bouchée s’arrête en poussant un soupir.

Ah !…

GRITTLY, continuant.

« Il y a deux mois, je vous écrivais que mon mari, mon brave Joseph Berthold allait revenir d’Amérique où il avait bien vendu sa petite pacotille… j’apprends aujourd’hui qu’il a péri en mer dans une grande tempête… (Même jeu de Frantz.) et me voilà seule, toute seule, dans cette grande ville de Strasbourg, avec trois pauvres petits enfants… Qui est-ce qui va donc les nourrir à présent, mon Dieu ?… »

FRANTZ

Pauvre femme !

GRITTLY.
PREMIER COUPLET.
––––––En apprenant cette détresse,
––––––J’ai dit : pour te sauver, ma sœur,
––––––Compte aujourd’hui sur ma tendresse,
––––––Elle adoucira ton malheur…
––––––Adieu, Tyrol, adieu, montagnes,
––––––Rien ne peut plus me retenir…
––––––Adieu, ma mère et mes compagnes,
––––––Là-bas on pleure… il faut partir !…
FRANTZ.
DEUXIÈME COUPLET.
––––––Moi, quand j’ai su, triste nouvelle,
––––––Que Grittly voulait nous quitter ;
––––––J’ai compris, hélas ! que sans elle,
––––––Je ne pouvais plus exister !…
ENSEMBLE.
GRITTLY.
––––––Adieu, Tyrol, douleur extrême !
––––––Rien ne peut plus me retenir,
––––––Adieu, ma mère, et vous que j’aime,
––––––Là-bas on pleure, il faut partir !
FRANTZ.
––––––Moutons, brebis, bêtes que j’aime,
––––––Loin de moi, vous allez pâtir…
––––––J’en éprouve un regret extrême,
––––––Mais elle part… je dois partir !…
ENSEMBLE, gaiement.
––––––––Chez nous l’argent est rare,
––––––––Mais, pour vivre en chemin,
––––––––Nos chants, notre guitare
––––––––Sont notre gagne-pain…
GRITTLY.
––––––––Pour la pauvre famille,
––––––––Grâce à nos chants joyeux…
FRANTZ.
––––––––Grâce à toi, si gentille,
––––––––On sera généreux !…
ENSEMBLE.
––––––Ah ! certes, faudra que l’on vienne
––––––Applaudir notre tyrolienne…
(Ils chantent en s’accompagnant sur leur guitare.)
TYROLIENNE À DEUX VOIX.
––––––Dans mon Tyrol, pays si beau,
––––––Le pâtre, au lever de l’aurore,
––––––Entonne son refrain sonore,
––––––Qu’au loin va répéter l’écho
––––––––––La, la, ho ! ho !
–––––––––Mais de la clochette,
–––––––––Le son argentin,
–––––––––À sa chansonnette,
–––––––––Se mêle soudain.
–––––––––Alerte, légère,
–––––––––Avec son troupeau,
–––––––––Gentille bergère
–––––––––Descend du coteau…
––––––––––La, la, ho ! ho !
–––––––––Berger chante encore,
–––––––––Ce n’est plus, oui-da,
–––––––––Un écho sonore
–––––––––Qui te répondra
––––––––––La, la, hou la !
GRITTLY.

Vois-tu, Frantz, si nous chantons, toujours comme ça, notre fortune est faite… les petits sous et les pièces blanches pleuvront autour de nous.

FRANTZ.

Pardine, nous chantons si bien !… moi surtout !… Mais j’ai là quelque chose de mieux que des chansons pour faire fortune !…

GRITTLY.

Ah ! bah !

FRANTZ.

Il n’y a pas d’ah ! bah !… tu vois bien ce brimborion de papier ?

GRITTLY.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

FRANTZ.

Un numéro de la loterie de Vienne que j’ai acheté un demi-florin en passant à Inspruck… pour te faire une surprise…

GRITTLY.

Eh bien ! après ?

FRANTZ.

Après ? avec ce chiffon-là, tel que tu me vois, je suis susceptible de gagner des mille et des cents…

GRITTLY.

C’est-il Dieu possible ?

FRANTZ.

Ça l’est…

GRITTLY.

Et alors si tu devenais riche ?

FRANTZ.

Oh ! alors, je ne serais pas comme les autres, moi… je serais bon, moi… je serais humain, moi… je ferais du bien à ta sœur… j’en ferais à mes tantes Tschurtschentaler, Oberlindober, et Berderlunger… je t’en ferais à toi, moi !… je m’en ferais à moi, moi !… Oh ! oui ! la première chose que je me donnerais, c’est une chose que je me suis toujours dit : — Frantz, quand tu seras riche… la première chose que tu te donneras… Devine ce que c’est que je me donnerai.

GRITTLY.

Une belle vache laitière ?

FRANTZ.

Ah ! bien oui !