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Puis à côté de lui, montée sur une chèvre, parut une fille rougeaude, les seins nus, la robe ouverte, & l’œil émerillonné ; elle avait nom Luxure ; vint alors une vieille juive ramaſſant des coquilles d’œufs de mouettes : elle avait nom Avarice ; & un moine gloutu goulu, mangeant des andouilles, s’empiffrant de sauciſſes & mâchonnant sans ceſſe comme la truie sur laquelle il était monté : c’était la Gourmandiſe ; vint enſuite la Pareſſe, traînant la jambe, blême & bouffie, l’œil éteint, que la Colère chaſſait devant elle à coups d’aiguillon. La Pareſſe, dolente, se lamentait & toute en larmes, tombait de fatigue sur les genoux ; puis vint la maigre Envie, à la tête de vipère, aux dents de brochet, mordant la Pareſſe parce qu’elle avait trop d’aiſe ; la colère parce qu’elle était trop vive ; la Gourmandiſe parce qu’elle était trop repue ; la Luxure parce qu’elle était trop rouge ; l’Avarice pour les coquilles ; l’Orgueil parce qu’il avait une robe de pourpre & une couronne. Et les follets danſaient tout autour.

Et parlant avec des voix d’hommes, de femmes, de filles & d’enfants plaintifs, ils dirent, gémiſſant :

— Orgueil, père d’ambition, Colère, source de cruauté, vous nous tuâtes sur les champs de bataille, dans les priſons & les supplices, pour garder vos sceptres & vos couronnes ! Envie, tu détruiſis en leur germe bien de nobles & d’utiles penſées, nous sommes les âmes des inventeurs perſécutés ; Avarice, tu changeas en or le sang du pauvre populaire, nous sommes les eſprits de tes victimes ; Luxure, compagne & sœur de meurtre, qui enfantas Néron, Meſſaline & Philippe, roi d’Eſpagne, tu achètes la vertu & payes la corruption ; nous sommes les âmes des morts ; Pareſſe & Gourmandiſe, vous saliſſez le monde, il faut vous en balayer ; nous sommes les âmes des morts.

Et une voix fut entendue diſant :

Dans les fumiers germent les sèves ;
Sept eſt mauvais, mais sept eſt bon
À sots docteurs, sages élèves.
Pour avoir cendres & charbon,
Que fera le pou vagabond ?

Et les follets dirent :

Le feu c’eſt nous, la revanche des vieilles larmes, des douleurs du populaire ; la revanche des seigneurs chaſſant au gibier humain sur leurs terres ; revanche des batailles inutiles, du sang verſé dans les priſons, des