Page:De Coster - La Légende d’Ulenspiegel, 1869.djvu/488

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Mais le bonheur n’eſt pas avec nous. La flotte des Gueux eſt battue dans le lac. Elles sont battues les troupes que d’Orange avait envoyées à notre secours. Il gèle, il gèle aigrement. Plus de secours. Puis, pendant cinq mois, mille contre dix mille, nous réſistons. Il faut compoſer maintenant avec les bourreaux. Voudra-t-il entendre à aucune compoſition, ce ducaillon de sang qui a juré notre perte ? Faiſons sortir tous les soldats avec leurs armes : ils troueront les bandes ennemies. Mais les femmes sont aux portes, craignant qu’on ne les laiſſe seules garder la ville. Cloches, ne sonnez plus ; carillon, ne lance plus dans l’air tes notes joyeuſes.

« Voici juin, les foins embaument, les blés se dorent au soleil, les oiſeaux chantent : nous avons eu faim pendant cinq mois ; la ville eſt en deuil ; nous sortirons tous de Haarlem, les arquebuſiers en tête pour ouvrir le chemin, les femmes, les enfants & les magiſtrats derrière, gardés par l’infanterie qui veille sur la brèche. Une lettre, une lettre du ducaillon de sang ! Eſt-ce la mort qu’il annonce ? non, c’eſt la vie à tout ce qui eſt dans la ville. Ô clémence inattendue, ô menſonge peut-être ! Chanteras-tu encore, carillon joyeux ? Ils entrent dans la ville. »

Ulenſpiegel, Lamme & Nele avaient revêtu le coſtume des soudards d’Allemagne enfermés avec eux, au nombre de six cents, dans le cloître des Auguſtins.

— Nous mourrons aujourd’hui, dit tout bas Ulenſpiegel à Lamme.

Et il serra contre sa poitrine le corps mignon de Nele tout friſſant de peur.

— Las ! ma femme, je ne la verrai plus, diſait Lamme. Mais peut-être notre coſtume de soudards allemands nous sauvera-t-il la vie ?

Ulenſpiegel hocha la tête pour montrer qu’il ne croyait à nulle grâce.

— Je n’entends point le bruit du pillage, dit Lamme.

Ulenſpiegel répondit :

— D’après l’accord, les bourgeois ont racheté le pillage & la vie pour la somme de deux cent quarante mille florins. Ils devront payer cent mille florins comptant en douze jours, & le reſte trois mois après. Il a été commandé aux femmes de se retirer dans les égliſes. Ils vont sans doute commencer le maſſacre. Entends-tu clouer les échafauds & dreſſer les potences ?

— Ah ! nous allons mourir ! dit Nele ; j’ai faim.

— Oui, dit tout bas Lamme à Ulenſpiegel, le ducaillon de sang a dit qu’étant affamés nous serons plus dociles quand on nous mènera mourir.

— J’ai si faim ! dit Nele.