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Laiſſe là tes mangeailles. Ils ont emmené des victimes mortes ou vivantes vers leur fleuve & par pleines charretées, les ont jetées à l’eau. Mortes ou vivantes, entends-tu, Lamme ? La Seine fut rouge pendant neuf jours, & les corbeaux par nuées s’abattirent sur la ville. À la Charité, à Rouen, Toulouſe, Lyon, Bordeaux, Bourges, Meaux, le maſſacre fut horrible. Vois-tu les bandes de chiens repus se couchant près des cadavres ! Leurs dents sont fatiguées. Le vol des corbeaux eſt lourd tant ils ont l’eſtomac chargé de la chair des victimes. Entends-tu, Lamme, la voix des âmes criant vengeance & pitié ? Réveille-toi, Flamand. Tu parles de ta femme. Je ne la crois point infidèle, mais affolée, & elle t’aime encore, pauvre ami : elle n’était point au milieu de ces dames de la cour qui, la nuit même du maſſacre, dépouillèrent de leurs mains fines les cadavres pour y voir la grandeur ou la petiteſſe de leur charnelle virilité. Et elles riaient, ces dames grandes en paillardiſe. Réjouis-toi, mon fils, nonobſtant ton poiſſon & ta petite bière. Si l’arrière-goût du hareng eſt fade, plus fade eſt l’odeur de cette vilenie. Ceux qui ont tué font des repas, &, les mains mal lavées, découpent les oies graſſes pour offrir aux gentes damoiſelles de Paris les ailes, les pattes ou le croupion. Elles ont tâté d’autre viande tantôt, viande froide.

— Je ne me plaindrai plus, mon fils, dit Lamme se levant : le hareng eſt ortolan, malvoiſie eſt la petite bière pour les cœurs libres.

Et Ulenſpiegel dit :

Vive le Gueux ! Ne pleurons point, frères.
Dans les ruines & le sang
Fleurit la roſe de liberté.
Si avec nous eſt Dieu, qui sera contre ?

Quand l’hyène triomphe,
Vient le tour du lion.
D’un coup de patte il la jette sur le sol, éventrée.
Œil pour œil, dent pour dent. Vive le Gueux !

Et les Gueux sur les navires chantaient :

Le duc nous garde même sort.ur le sol, éventrée.
Œil pour œil, dent pour dent,
Bleſſure pour bleſſure. Vive le Gueux !