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— Où t’en vas-tu ainſi, pèlerin ?

— Monſieur du capitaine, répondit Ulenſpiegel, qui avait faim. Je fis jadis un grand péché & fus condamné par le chapitre de Notre-Dame à aller à Rome à pieds demander pardon au Saint-Père, qui me l’octroya. Je revins lavé en ces pays sous condition de prêcher en route les Saints Myſtères à tous & quelconques soudards que je rencontrerais, leſquels me doivent, pour mes sermons, bailler le pain & la viande. Et ainſi patrocinant je suſtente ma pauvre vie. M’octroirez-vous permiſſion de tenir mon vœu à la halte prochaine.

— Oui, dit meſſire de Lamotte.

Ulenſpiegel, se mêlant aux Wallons & Flamands fraternellement, tâtait ses lettres sous son pourpoint.

Les filles lui criaient :

— Pèlerin, beau pèlerin, viens ici nous montrer la puiſſance de tes écailles.

Ulenſpiegel s’approchant d’elles diſait modeſtement :

— Mes sœurs en Dieu, ne vous gauſſez point du pauvre pèlerin qui va par monts & par vaux prêcher la sainte foi aux soudards.

Et il mangeait des yeux leurs grâces mignonnes.

Mais les folles-filles, pouſſant entre les toiles des chariots leurs faces éveillées :

— Tu es bien jeune, diſaient-elles, pour patrociner les soudards. Monte en nos chariots, nous t’enſeignerons de plus doux parlers.

Ulenſpiegel eût obéi volontiers, mais ne le pouvait à cauſe de ses lettres ; déjà deux d’entre elles, paſſant leurs bras ronds & blancs hors du chariot, tâchaient de le hiſſer près d’elles, quand le hoerweyfel, jaloux, dit à Ulenſpiegel : — Si tu ne t’en revas, je te détranche.

Et Ulenſpiegel s’en fut plus loin, regardant sournoiſement les fraîches filles dorées au soleil, qui luiſait clair sur le chemin.

On vint à Berchem. Philippe de Lannoy, sieur de Beauvoir, commandant les Flamands, ordonna de faire halte.

En cet endroit était un chêne de moyenne hauteur, dépouillé de ses branches, sauf d’une groſſe, caſſée par le milieu, à laquelle on avait, le mois dernier, pendu par le cou un anabaptiſte.

Les soudards s’arrêtèrent, les cantiniers vinrent à eux, leur vendirent du pain, du vin, de la bière, des viandes de toutes sortes. Quant aux folles-filles, ils leur vendirent du sucre, des caſtrelins, des amandes, des tartelettes. Ce que voyant Ulenſpiegel, il eut plus faim encore.