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Ulenſpiegel, un soir, se mit sur le seuil de la porte ; Mathyſſen, le tonnelier, le voyant si rêveur, lui dit :

— Il faut travailler de tes mains & oublier ce coup de douleur.

Ulenſpiegel répondit.

— Les cendres de Claes battent sur ma poitrine.

— Ah ! dit Mathyſſen, il mène plus triſte vie que toi, le dolent poiſſonnier. Nul ne lui parle & chacun le fuit, si bien qu’il eſt forcé d’aller chez les pauvres gueux du Roode Valck boire sa pinte de bruinbier solitairement. C’eſt grande punition.

— Les cendres battent ! dit encore Ulenſpiegel.

Ce soir-là même, tandis que la cloche de Notre-Dame sonnait la neuvième heure, Ulenſpiegel marcha vers le Roode Valck, & voyant que le poiſſonnier n’y était point, alla vaguant sous les arbres qui bordent le canal. La lune brillait claire.

Il vit venir le meurtrier.

Comme il paſſait devant lui, il put le voir de près, & l’entendre dire, parlant tout haut comme gens qui vivent seuls : — Où ont-ils caché ces carolus ?

— Où le diable les a trouvés, répondit Ulenſpiegel en le frappant du poing au viſage.

— Las ! dit le poiſſonnier, je te reconnais, tu es le fils. Aie pitié, je suis vieux & sans force. Ce que je fis, ce ne fut point par haine, mais pour servir Sa Majeſté. Daigne me bailler pardon. Je te rendrai les meubles achetés par moi, tu ne m’en payeras pas un patard. N’eſt-ce pas aſſez ? Je les achetai sept florins d’or. Tu auras tout & auſſi un demi-florin, car je ne suis riche, il ne te le faut imaginer.

Et il voulut se mettre à genoux devant lui.

Ulenſpiegel, le voyant si laid, si tremblant & si lâche, le jeta dans le canal.

Et il s’en fut.