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paſſer tout de suite. Baeſine, douce baeſine, je n’ai point l’habitude de manger pour six florins, moi, pauvre petit homme vaguant par monts & par vaux ; je me suis empiffré & vais bientôt tirer la langue comme un chien au soleil : daignez me payer, je gagnai bien les six florins par le rude labeur de mes mâchoires ; donnez-les-moi & je vous careſſerai, baiſerai, embraſſerai avec une si grande ardeur de reconnaiſſance, que vingt-sept amoureux ne pourraient, enſemble, suffire à pareille beſogne.

— Tu parles pour de l’argent, dit-elle.

— Veux-tu que je te mange pour rien ? dit-il

— Non, dit-elle, se défendant contre lui.

— Ah ! soupirait-il la pourſuivant, ta peau eſt comme de la crème, tes cheveux comme du faiſan doré à la broche, tes lèvres comme des ceriſes ! En eſt-il une plus friande que toi ?

— Il te sied bien, vilain méchant, dit-elle en souriant, de venir encore me réclamer six florins. Sois heureux que je t’aie nourri gratis sans rien te demander.

— Si tu savais, dit Ulenſpiegel, comme il y a encore de la place !

— Pars ! dit l’hôteſſe, avant que mon mari ne vienne.

— Je serai doux créancier, répondit Ulenſpiegel, donne-moi seulement un florin pour la soif future

— Tiens, dit-elle, mauvais garçon.

Et elle le lui donna.

— Mais me laiſſeras-tu revenir ? lui demanda Ulenſpiegel.

— Veux-tu bien t’en aller, dit-elle.

— Bien m’en aller, dit Ulenſpiegel, ce serait aller vers toi mignonne, mais c’eſt mal m’en aller que de quitter tes beaux yeux. Si tu daignes me garder, je ne mangerai plus que pour un florin tous les jours.

— Faudra-t-il un bâton ? dit-elle.

— Prends le mien, répondit Ulenſpiegel.

Elle riait, mais il dut partir.