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Il y a dans la vie de chacun des épisodes marquants qui terminent une époque et en ouvrent une autre. Parfois, ces transitions sont longues et passent alors inaperçues ; parfois, le plus rarement, elles sont brusques, presque inexistantes, et on les ressent d’autant plus cruellement.

Voici mon histoire : l’aventure qui mit un terme à ma jeunesse fut banale… mais je la sentis d’une étrange façon. J’avais une maîtresse, comme tout le monde, mais je l’aimais et je croyais qu’elle avait pour moi… Bref, je passe !

J’avais un ami intime aussi, auquel je tenais beaucoup. Il venait chez nous presque tous les jours et nous passions de bonnes heures à bavarder, à fumer et à rire !

Jeanne lui était accueillante ; ils plaisantaient souvent ensemble. Et moi, ça m’amusait de les voir jouer et se taquiner comme des enfants. Ah ! c’était un bon temps !

Un jour, je reviens et je trouve la cage vide. J’attends vainement jusqu’au soir. Inquiet et fiévreux, je cours chez mon ami. On m’apprend qu’il est parti depuis le matin et qu’il ne rentrera pas avant huit jours.

Et de suite j’ai compris l’horrible trahison…

Je les ai revus et j’ai conservé un masque d’indifférence ; je leur ai même serré la main ! Ah ! vous savez, Daubin sait être original ! Mais depuis, j’ai senti que mes illusions s’étaient envolées, que j’avais vieilli, bien vieilli. J’ai vécu comme je vis, et voilà !


Quelqu’un eut le mauvais goût de faire remarquer que Daubin pleurait.

À partir de ce jour, il cessa d’être l’« ancien », le modèle respecté. Il perdit son prestige… Mais nous l’aimâmes bien mieux parce qu’on l’avait trompé et qu’il avait souffert.