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MEMOIRES SECRETS.

consolation en ce moment terrible est de n’être pas coupable des crimes que l’on m’a imputés et d’avoir arraché des larmes de mes juges même. Depuis l’existence des lois, jamais arrêt aussi cruel n’a été rendu contre qui que ce soit. En effet, si j’avais été coupable des crimes dont un Anglais nommé Stuart m’a accusé, à quel supplice les juges m’eussent-ils donc condamné ? Je suis le plus infortuné de tous les hommes. Les deux personnages que j’avais cru mes amis m’ont trompé ; ils m’ont toujours flatté de pouvoir obtenir ma grâce ; ils m’ont empêché d’intéresser en ma faveur la noblesse d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande. J’ai été condamné, non pour avoir eu le projet d’incendier tous les ports de France, que mes juges n’ont pu prouver un si horrible crime, mais pour avoir pris des mesures, avec deux hommes apostés pour me séduire[1], pour avoir plusieurs détails de ce port lorsque je serais en Angleterre. Le moment fatal approche, cher frère ! j’entends dans les escaliers les gardes qui viennent me chercher. Je te demande en grâce, cher Charles, de consoler ma tendre mère : il m’est impossible de finir ma lettre pour elle : mes effacent chaque mot que je trace : embrasse tous mes parens et dis-leur que je meurs innocent. Remercie mon oncle Pierre Gordon pour tous les soins qu’il a pris. J’ai heureusement obtenu d’être exécuté avec toutes les marques militaires. M. de Clugny, mon juge, m’a promis

  1. Ceci a trait à deux moutons, en termes du métier, c’est-à-dire à deux hommes, que M. de Clugny avait excités à paraître entrer dans les projets de Gordon, pour mieux les connaître, et à gagner sa confiance, pour le trahir ensuite plus sûrement. Cet intendant avait écrit à la cour dès les premiers soupçons qu’il eut sur le compte de l’Anglais, et le ministre lui répondit de le faire veiller, de ne témoigner aucune inquiétude et de s’y prendre de façon à acquérir des preuves plus sûres de ses desseins.