Page:De Bachaumont - Mémoires secrets Tome 2 - 1766-1769 - Ravenel - Ed. Brissot-Thivars - 1830.djvu/97

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
93
décembre 1766

14. — Vers de M. de La Condamine[1].

J’ai lu que Daphné devint arbre,
Et que, par un plus triste sort,
Niobé fut changée en marbre ;
Sans être l’un ni l’autre encor,
Déjà mes fibres se roidissent,
Je sens que mes pieds et mes mains
Insensiblement s’engourdissent,
En dépit de l’art des Tronchins.
D’un corps jadis sain et robuste,
Qui bravait saisons et climats,
Les vents brûlans et les frimats,
Il ne me reste que le buste.
Malgré mes nerfs demi-perclus
(Destin auquel je me résigne),
De la santé que je n’ai plus,
Je conserve encore le signe.
Mais, las ! je le conserve en vain ;
On me défend d’en faire usage :
Ma moitié, vertueuse et sage,
Au lieu de s’en plaindre, me plaint.
Ma sœur, la Platonicienne,
Dit : « Qu’est-ce que cela vous fait ?
N’avez-vous pas la tête saine ?
À quoi donc avez-vous regret ? »
Hélas ! à cette triste épreuve
Sitôt je ne m’attendais pas,
Ni que ma femme entre mes bras
De mon vivant deviendrait veuve.

  1. « Le pauvre La Condamine… se trouve attaqué d’une maladie extraordinaire. Elle consiste dans une insensibilité répandue sur toutes les extrémités de son corps, quoiqu’il se porte d’ailleurs parfaitement bien. Ainsi il marche sans sentir ses pieds, il s’assied sans sentir ses fesses. On le lui frotte avec les brosses les plus dures, jusqu’à l’écorcher, et il sent à peine un léger chatouillement. » (Grimm, Correspondance littéraire, 1er novembre 1766.). — R.