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OCTOBRE 1768

vous avez à l’égard de M. de Voltaire. Ce grand homme, accoutumé a dire qu’il se meurt depuis plus de cinquante ans, se porte à merveille. Il se plaint d’être sourd et aveugle. Le fait est qu’il lit encore sans lunettes et qu’il a l’ouïe très-fine. Il est sec et ingambe : il est peu courbé. Le jour que j’ai eu l’honneur de le voir, il avait de gros souliers, des bas blancs roulés, une perruque naissante, des manchettes d’entoilage qui lui enveloppaient toute la main, une robe de chambre de Perse. Il nous fit beaucoup d’excuses de n’être point habillé : mais il n’est jamais autrement. Il parut a l’entremets. On avait réservé un grand fauteuil a bras, ou cet illustre vieillard se mit, et mangea rondement des légumes, des piéces de four, des fruits, etc. Il pétilla d’esprit. On pourrait lui reprocher d’être trop emphatique, et de n’avoir point dans la conversation ce ton cavalier qui caractérise si bien le style de ses écrits. Après le dîner, il nous mena dans sa bibliothèque, très-vaste, très-nombreuse et très-belle. Il nous lut des passages de livres rares sur la religion, c’est-à-dire contre la religion, car c’est aujourd’hui sa manie : il revient sans cesse sur cette matière. Il joua aux échecs avec le Père Adam, qui, sans être le premier homme du monde, est assez Jésuite pour se laisser perdre : M. de Voltaire ne lui pardonnerait pas de le gagner. On fit ensuite de petits jeux d’esprit ; puis on se mit a dire des histoires de voleurs. Chaque dame ayant conté la sienne, on engagea M. de Voltaire à avoir son tour. Il commença ainsi : « Mesdames, il était un jour un fermier-général… Ma foi, j’ai oublié le reste. » Nous le laissâmes après cette épigramme, la meilleure sûrement qu’il ait faite de la journée. »