Page:De Bachaumont - Mémoires secrets Tome 2 - 1766-1769 - Ravenel - Ed. Brissot-Thivars - 1830.djvu/283

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
279
AVRIL 1768

Laissons à nos voisins leurs excès sanguinaires,
Malheur aux nations que le sang divertit !
Ces exemples outrés, ces farces mortuaires
CeNe satisfont ni l’âme mi l’esprit.
Les Français ne sont point des tigres, des féroces
Qu’on ne peut émouvoir que par des traits atroces.
CeDérobez-nous l’aspect d’un furieux.
Ah ! du sage Boileau suivons toujours l’oracle :
Il est beaucoup d’objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux[1].
CeLoin en ce jour de crier au miracle,
CeAnalysons ce chef-d’œuvre vanté :
Un drame tantôt bas, et tantôt exalté :
Des bourgeois ampoulés, une intrigue fadasse,
Un joueur larmoyant, une épouse bonasse ;
Action paresseuse, intérêt effacé ;
Des beautés sans succès, le but outrepassé ;
Un fripon révoltant, machine assez fragile ;
Un homme vertueux, personnage inutile,
Qui toujours doit tout faire et qui n’agit jamais ;
Un vieillard, un enfant, une sœur indécise ;
Pour catastrophe, hélas ! une horrible sottise ;
PourForce discours, très-peu d’effets ;
Suspension manquée ; on sait partout d’avance
Ce qui va se passer ; aucune vraisemblance
Dans cet acte inhumain, ni dans cette prison,
CeOù Béverley, d’une âme irrésolue,
Deux heures se promène en prenant son poison,
Sans remarquer son fils qui lui crève la vue,
CeEt qu’il ne voit qu’afin de l’égorger.
D’un monstre forcené le spectacle barbare
Ne saurait attendrir, ne saurait corriger :
Nul père ayant un cœur ne peut l’envisager.
Oui, tissu mal construit et de tout point bizarre,
Oui,Tu n’es fait que pour affliger.
Puisse notre théâtre, ami de la nature,
Ne plus rien emprunter de cette source impure.

  1. Art poétique, III, 53. — R.