Page:De Bachaumont - Mémoires secrets Tome 1 - 1762-1765 - Ravenel - Ed. Brissot-Thivars - 1830.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21
JANVIER 1762

À qui les conseils d’un amour-propre bien entendu eussent-ils été plus nécessaires qu’à mademoiselle Gaussin[1] ? Elle ne sent pas qu’il est un temps où il faut se soustraire aux applaudissemens, sans quoi les applaudissemens nous échappent à la fin. Son genre ne peut s’allier avec les rides de l’âge : une vieille poupée ne figurera jamais bien dans l’Oracle ni dans les Grâces ; Zaïre doit porter empreinte sur son front toute la candeur de son âme. Quand mademoiselle Gaussin joue dans cette pièce, on est tenté de demander si c’est à elle que M. de Voltaire adressa, il y a trente ans, cette épitre[2] si tendre, si touchante, où le cœur parle plus que l’esprit ? Ce qu’elle est, fait oublier ce qu’elle a été. Plus heureuse cependant que mademoiselle Dumesnil en un point, elle n’a point encore de rivale qui la remplace. Ses défenseurs prétendent que son peu d’opulence[3] la met dans le cas de sacrifier sa gloire à son bien-être : il faut qu’elle soit bien mal à l’aise, ou qu’elle se soucie bien peu de sa réputation !

Il n’y a que vous qui ne vieillissez point, inimitable Dangeville[4] ! Toujours fraîche, toujours nouvelle, à chaque fois on croit vous voir pour la première. La na-

  1. Jeanne-Catherine Gaussin, ou plutôt Gaussem, débuta à la Comédie Française en 1731. Elle était alors âgée de dix-sept ou dix-huit ans. Morte à Paris le 9 juin 1767. — R.
  2. Celle qui commence ainsi :

    Jeane Gaussin, reçois mon tendre hommage. — R.

  3. Mademoiselle Gaussin a eu les amans les plus illustres, mais elle a toujours sacrifié l’intérêt au plaisir. Quand on lui reprochait son extrême facilité, elle disait : « Que voulez-vous ? Cela leur fait tant de plaisir, et il m’en coûte si peu ! »
  4. Marie-Anne Botot Dangeville, née à Paris le 26 décembre 1714 ; morte en mars 1796. — R.