Page:DeGuise - Le Cap au diable, 1863.djvu/4

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 5 —

d’épais fourrés ; là semblent y régner d’impénétrables mystères ; et lorsque la brise souffle plus violemment, sa voix prend alors des inflexions différentes ; tantôt c’est un gémissement, une plainte ; tantôt un sourd grondement qui se prolonge d’échos en échos, produisant de discordantes clameurs, et qui vous feraient croire que, dans ces lieux solitaires, des sorcières viennent y célébrer leur sabbat. Vous eussiez trouvé surtout qu’il le méritait, ce nom, si, comme plusieurs l’assuraient, vous eussiez aperçu sur la cime d’un rocher surplombant l’abîme, lorsque le flot, battu par la tempête, venait lui livrer un assaut toujours impuissant, mais incessamment renouvelé, vous eussiez aperçu, dis-je, une femme à l’œil hagard, aux cheveux épars, aux bras nus, aux vêtements en lambeaux, tendre les mains au fond du précipice, lui adresser une prière, une touchante supplication ; d’autrefois proférant des menaces, des imprécations, comme si elle eût voulu réclamer du gouffre une victime qui lui appartenait. Il eût été alors bien hardi, le navigateur qui, en longeant la côte, aurait vu cette apparition et entendu cette voix, s’il n’eût pas gagné le large au plus vite, en adressant une prière à son patron. D’autres gens, et c’était les plus croyables, disaient l’avoir vu se traîner sur les bords de la plage, et implorer le flot, d’une voix déchirante et désespérée, de lui rendre ce qu’elle avait perdu ; puis ses paroles étaient étouffées, ajoutaient-ils, par d’immenses sanglots. Nul doute que si cet être fantastique eût réellement été une femme, la malheureuse devait être en proie à d’immenses douleurs. Pourtant un pauvre pêcheur, dont la cabane était assise au pied du cap, assurait l’avoir recueillie mourante, un matin, le lendemain d’une furieuse tempête : elle gisait sur le bord de la mer, auprès du cadavre d’un matelot ; il l’avait, disait-il, transportée à sa demeure, et après des peines infinies, sa femme et lui étaient enfin parvenus à la rappeler à la vie ; mais qu’ils n’avaient pas tardé de s’apercevoir que la malheureuse était folle…



II


Parmi les nombreuses criques formées dans les rochers escarpés qui bordent les rivages de l’ancienne Acadie, aujourd’hui la Nouvelle Écosse, vivait, au fond de l’une d’elles, un jeune et honnête négociant acadien, dont le nom était St.-