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serait bien doux de perpétuer. Mais ces récits n’auraient peut-être de charmes que pour moi.

« Je dois donc chasser sans merci — et non sans regrets — tous les gracieux fantômes que ma mémoire évoque dès que je songe au toit natal.

« Qu’il me suffise de vous dire que je suis né dans une paroisse qui fait peu de bruit dans le monde et qui porte bien son nom, Saint-Placide, comté des Deux-Montagnes.

« Si vous passez jamais en cet endroit, vous y verrez, à une quinzaine d’arpents du village, sur une petite colline rocheuse, une maison en pierre blanche, ombragée de grands ormes et flanquée, d’un côté, par un verger, et de l’autre, par un jardin. C’est là que je suis venu au monde, le 8 mai, 1839, et que s’est écoulée mon enfance.

« Cette maison est aujourd’hui passée en mains étrangères, et la famille qui l’habitait naguère est dispersée ; mais il n’est pas une des pierres qui la composent, pas un des arbres qui l’ombragent, que je ne vénère et ne chérisse.

« Le site en est charmant, et, de toutes les fenêtres de la façade, la vue s’étend au loin sur la rivière des Outaouais, qui, en cet endroit, est très large et ressemble à un beau lac encaissé entre les montagnes de Rigaud et d’Oka.

« Il y a sur ce rivage telles pierres favorites, tels gazons chéris, tels arbres bien-aimés, que je ne revois jamais sans attendrissement.

« Mon père, Charles Routhier, — était un cultivateur fort intelligent, mais qui ne savait pas lire. J’ai dit de lui dans mes Échos :

« Des chrétiens de nos jours il était le modèle :
Bon père, bon époux et citoyen parfait.
À la patrie, à Dieu toujours il fut fidèle ;
Et ce qu’il devait faire en ce monde, il l’a fait. »

« Ma mère, — Angélique Lafleur, — avait aussi une intelligence remarquable, et pratiqua toutes les vertus de la vie chrétienne. Des douze enfants qu’elle mit au monde, six sont encore vivants.

« Un jour, — j’avais onze ans. — un huissier entra chez nous, porteur d’un bref d’exécution, et saisit notre mobilier. Je me fis expliquer ce que cela voulait dire, et je me mis à pleurer. L’huissier dit alors à mon père : « La maîtresse d’école m’a parlé de cet enfant et dit qu’il a du talent ; mettez-le donc au collège : vous en ferez un avocat, et peut-être un juge. »