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Pendant près de quinze ans, M. Routhier a administré la justice dans cette immense région que Jacques Cartier appelait « le royaume du Saguenay. » Heureusement, les justiciables de ce district ne sont pas aussi processifs que les Normands, car jamais notre magistrat n’aurait pu faire face à la besogne. Des causes civiles, il s’en présentait encore un nombre assez considérable ; mais la justice criminelle chômait souvent. Ordinairement la prison de Charlevoix se ferme à vide, au grand regret parfois des geôliers, qui aimeraient, de temps à autre, à tenir sous les verrous un prisonnier, à seule fin de faire avec lui un quinze cents de besigue pendant les longues soirées d’hiver. C’est là, cependant, que M. Routhier a jugé une cause restée célèbre au Canada : le procès de l’élection de Charlevoix, au cours de laquelle fut soulevée la question de l’intervention du clergé dans les affaires politiques. L’élection de Sir Hector Langevin était en jeu : on en demandait l’invalidation, parce que quelques curés du comté avaient, disait-on, exercé une influence indue sur leurs paroissiens pour les engager à élire Sir Hector. Il n’entre pas dans le cadre de ce travail de rendre compte de cette cause, qui a valu au juge Routhier les éloges des uns et les critiques acerbes des autres, surtout celle du fameux Laurent, l’auteur voltairien du Cours de Droit Civil, auteur dont l’autorité contestable nous semble jouir d’une trop grande faveur au Canada. Disons seulement que, dans l’examen de toutes les questions de droit soumises à son appréciation, le juge Routhier apporte ce sens judicieux, cette droiture de l’intelligence éclairée par le flambeau de la saine philosophie, cette science de la loi et de la jurisprudence qui font les grands magistrats.

On est étonné de voir qu’un juge aussi remarquable ait été relégué si longtemps à la campagne. Hélas ! malgré les bonnes dispositions du pouvoir à son égard, son avancement n’a pas été aussi rapide qu’il le méritait. Il est malheureusement trop vrai que ce que l’on appelle ici la raison politique a fait passer devant lui bien des avocats qui étaient loin d’être ses pairs. Lorsqu’il s’agit de recruter la magistrature, la voix d’un homme qui n’a pas de place a beaucoup plus de force que les titres d’un juge à une promotion que sa dignité lui défend de solliciter. Dans tous les pays de gouvernement démocratique comme le nôtre, le pouvoir subit les pressions de groupes, d’individus, qui font passer les exigences de la politique avant les besoins de l’administration. Nous entendions, un jour, une singulière