Page:Daviault - Le mystère des Milles-Îles, 1927.djvu/8

Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
LE MYSTÈRE DES MILLE-ÎLES

embrasser d’un coup d’œil cet ensemble unique au monde, alors vous constateriez que ces vignettes ne sont que des détails du vaste tableau que vous désirez. »

Pour décrire l’objet de sa passion, l’ancien commerçant avait trouvé des accents vraiment lyriques qui électrisèrent Yolande. Ses petits yeux noisettes brillaient, accrochés de chaque côté d’un nez retroussé au-dessus de deux lèvres charnues, qui n’annonçaient pas l’intellectuelle, mais une femme amoureuse de tous les plaisirs matériels.

— Bravo ! monsieur Legault, s’écria-t-elle. Vous allez nous convertir à votre culte.

Son interlocuteur était lancé. Se redressant autant que le lui permettait la proéminence de son abdomen il déclama :

« Mille-Îles ! collier magnifique
De diamant et de saphir,
Qu’eut préféré le monde antique
À l’or le plus brillant d’Ophir :

« Ô belle et sublime couronne
Que pose sur son large front
Le Saint-Laurent, quand, sur le trône
Que ses lacs immenses lui font,

« Il vient, en montrant à la terre
Son arc-en-ciel éblouissant,
Faire retentir le tonnerre
Du Niagara bondissant !

« Mille-Îles ! riante merveille,
Oasis sur les flots dormant,
Que l’on prendrait pour la corbeille
Qu’apporte la main d’un amant… »

La voix de M. Legault s’était élevée et ses éclats couvraient le bruit des vagues, tandis que le geste s’amplifiait et semblait vouloir s’emparer de toutes les îles auxquelles s’adressaient ces accents.

Tout le groupe qui entourait l’ex-commerçant et sa jeune compagne s’était redressé et, quand le dernier vers eut été lancé d’un ton triomphant, applaudit joyeusement et s’exclama.

Yolande Mercier criait plus fort que les autres :

— Quelle révélation ! Vous êtes poète, mon grand ami !

— Non, mademoiselle. Ces vers sont du pauvre Crémazie.

La jeune fille, prise en défaut d’érudition, rougit et se hâta d’ajouter :

— Je sais, je sais ! Mais si vous ne les avez pas écrits, vous avez le mérite de les avoir bien choisis, de les avoir confiés à votre mémoire et de les réciter à propos. Vous êtes poète parce que vous sentez la beauté de ces vers et que vous les déclamez, avec quelle émotion communicative ! dans le cadre et les circonstances qui les rehaussent et leur donnent une signification ignorée de l’auteur même.

Ces paroles flattaient l’ancien fournisseur des armées.

— Oh ! mademoiselle, vous me rendez confus, dit-il en dissimulant mal un plaisir causé par le compliment aussi bien que par le minois affriolant de l’habile flatteuse. Je ne suis qu’un pauvre commerçant retraité, qui charme ses vieux jours par les voyages.

— Un pauvre millionnaire ! N’importe ! Je vous aime tout plein.

Cette déclaration, pourtant peu compromettante, enflamma le cœur du brave homme, moins vieux qu’il ne croyait. Il faut dire aussi que depuis le début du voyage, l’enjôleuse Yolande lui avait livré des assauts d’autant plus pressés que la fortune de M. Legault était veuve autant que son propriétaire.

Comme les deux interlocuteurs se trouvaient de nouveau un peu isolés de leur groupe, M. Legault osa glisser à l’oreille de sa compagne :

— C’est vrai que vous m’aimez tout plein ?

La jeune fille se coula près de lui. Elle l’effleura par un mouvement savant des hanches et, lui coulant un regard brûlant, elle susurra :

— On vous adore et l’on voudrait bien être toujours la compagne de vos voyages sentimentaux.

Le pauvre homme perdit complètement la tête et, dans un éblouissement, il vit sa chambre ornée d’une femme jeune et fraîche.

— Soyez cette compagne, dit-il d’une voix émue.

— Mais vous êtes peut-être trop amoureux des Mille-Îles pour le devenir d’une femme ?

— Vous me feriez oublier tout le reste.

Satisfaite d’avoir amorcé le roman, qui finirait peut-être par ajouter quelque dorure à son parchemin de bachelière, l’astucieuse Yolande crut bon de faire dévier la conversation, d’autant plus qu’un aspect nouveau du paysage soulevait sa surprise.

— Oh ! Mais ! Voyez donc cette petite île, monsieur Legault ! Comme c’est curieux !